In Memoriam Phan Huy Lê

 

Phan Huy Lê (1934-2018)

Le professeur Phan Huy Lê nous a quittés le 23 juin 2018. Il était âgé de 84 ans. Connu et unanimement apprécié par les chercheurs qui travaillent sur le Vietnam, mais aussi par tous ceux qui s'intéressent à la civilisation de ce pays, il fut pendant près d'un demi-siècle la figure de proue et le grand rénovateur des études vietnamiennes. Il laisse une œuvre historique considérable et le souvenir d'une personnalité hors du commun.


Né dans la province de Hà-Tinh d'une illustre lignée de mandarins-lettrés, le moindre n'étant pas Phan Huy Chu, historien, diplomate poète, Phan Huy Lê poursuit ses études à la faculté d'Histoire de l'Université de Hanoi. En 1958, il y prend la tête du département d'Histoire ancienne et médiévale. Nommé professeur en 1980, il crée dix ans plus tard le « Centre de Coopération Internationale pour la Recherche ». Cet organisme d'apparence modeste est lié à l'Université mais son autonomie, son dynamisme, l'atmosphère amicale qui y règne et l'aura personnelle de son fondateur et directeur en font aussitôt l'outil prodigieux de l'ouverture intellectuelle du Vietnam. Au moment où le pays hésite sur la route de la réforme, Phan Huy Lê établit déjà la jonction avec le monde extérieur. Avec son équipe, il accueille des chercheurs venus de partout - notamment de France. Il les informe, les soutient, leur facilite les démarches administratives, l'accès aux archives et les contacts avec les chercheurs et enseignants de l'Université mais aussi des autres établissements. Disons-le d'un mot : le « centre de Phan Huy Lê » devient, pour les uns, la porte d'entrée des études vietnamiennes et, pour les autres, localement, une fenêtre grande ouverte sur l'international.


Dès cette époque, il prend de l'avance. Il considère que la science, la recherche, l'histoire, sont des activités fondamentalement internationales. Bien qu'il ait ses convictions, il est à l'affût des avancées, des nouveaux outils, des méthodes qui naissent au loin. Il veut en irriguer son travail et celui de ses équipes. Ses amis et élèves étrangers l'abreuvent en livres : il n'y en jamais assez, ils ne sont jamais assez neufs. Sa soif est intarissable. Pour toujours, la coopération devient son maitre mot. Il en fait la preuve à plus d'une reprise. En 1994, la réimplantation de l'École française d'Extrême-Orient, grâce au bon vouloir du Centre National des Sciences Sociales, doit également beaucoup à ses conseils et à son entregent. Par la suite, y compris dans les moments délicats, il en sera le protecteur indéfectible.
En 1995, toujours à l'Université de Hanoi, Phan Huy Lê fonde le département des Études Orientales qui vise entre autre à inscrire fermement la recherche vietnamienne dans son contexte scientifique régional.


Président l'Association des Historiens du Vietnam, membre de la Commission des Titres académiques, secrétaire général du comité de rédaction de l'Encyclopédie du Vietnam... : la liste est longue des fonctions qu'il a occupées durant ces dernières décennies, avec à chaque fois énergie et générosité. Et toute aussi longue celle des distinctions dont il a été honoré : prix de la culture asiatique de Fukuoka en 1996, palmes académiques françaises en 2002, correspondant étranger de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres en 2011, prix d'honneur de la Francophonie 2014, prix Hô Chi Minh en 2016, docteur honoris causa de l'EFEO la même année, etc.
Avec plus de cinq cents publications - dont soixante livres ou chapitres de livres -, la bibliographie du professeur Phan Huy Lê est impressionnante. Elle est aussi révélatrice de l'itinéraire d'un intellectuel vietnamien pris dans la tourmente du second XXe siècle.


Phan Huy Lê commence sa carrière d'historien en travaillant sur la propriété foncière, qui forme le sujet de ses deux premiers grands ouvrages : Le régime de la propriété foncière et l'économie paysanne sous la dynastie des Lê (XVe-XVIIIe siècles), puis Recherche sur les mouvements sociaux paysans à l'époque des Tây-Son (fin XVIIIe siècle). En 1964, le déclenchement de la guerre l'amène à s'intéresser à l'histoire de l'armée et des invasions étrangères. Il rédige notamment des études monographiques sur les régions où il a été évacué, comme toute la population, pour échapper aux bombardements américains. Ces études aboutissent à un troisième ouvrage de référence : Histoire de l'insurrection de Lam-Son, qui traite de la résistance face à l'invasion des Ming en 1418-1427 et qui reste jusqu'à maintenant indépassé.
La paix revenue, en 1975, il n'abandonne pas l'histoire militaire - il ne l'abandonnera jamais - mais revient sur la question foncière en s'attelant au travail compliqué de dépouillement des anciens cadastres. C'est l'origine du programme qui, un peu plus tard, aboutira à la publication des trois forts volumes de statistiques et d'analyses qui vont bouleverser notre vision du régime de la propriété au début du XIXe siècle, notamment en ce qui concerne la proportion des terres collectives (déjà très rognées par les accaparements privés), la possession de la terre par les femmes (plus importante qu'on ne l'aurait cru) et la propriété privée des notables (finalement très semblable à celle des villageois ordinaires), sans compter la divulgation d'un foule d'informations neuves sur les terres cultuelles.


Un tournant s'opère au début des années 1990. Dans le contexte de l'ouverture du pays et du démarrage de la coopération internationale, Phan Huy Lê se consacre à l'étude des relations anciennes entre son pays et l'Asie du Sud-Est. En replaçant le Vietnam dans son environnement régional, il contribue ainsi à désenclaver une histoire vietnamienne qui, jusque-là, était une histoire strictement nationale.


Ces dernières années, Phan Huy Lê s'est passionné pour l'archéologie et l'histoire de la Citadelle de Thang-Long (Hanoi). Il faut dire, et l'auteur de ces lignes en a été le témoin, qu'il a été l'un des combattants les plus actifs en faveur de sa conservation. Au reste, ce n'est là qu'une illustration parmi cent de la bravoure qu'il mettait à défendre les causes scientifiques et des résultats tangibles de sa diplomatie - tout en sourire, mais ferme.


Enfin, il y a l'homme. Peut-être aurait-il fallu commencer par dresser son portrait car sa modestie, sa gentillesse, son attention à autrui, son dévouement, sa bienveillance et son amour immense de la vérité sont d'évidence à l'origine de tout le reste. Pourtant, l'éloge de ses qualités personnelles est difficile à prononcer. On se dit que, s'il l'avait entendu, il se serait étranglé. Il n'empêche : tous ceux qui l'ont connu l'ont admiré. Historien le plus brillant de sa génération, diplomate et bretteur, il a aussi été le meilleur des hommes.
Nos pensées vont à son épouse, Hoàng Nhu Lan, à sa fille, Phan Phuong Thao, ainsi qu'à tous ses proches.

Philippe Papin (EPHE)