Mission archéologique à Koh Ker

L'EFEO a mis en place en 2009 un programme de recherches, conduit par Eric Bourdonneau, sur le site de Koh Ker (province de Preah Vihear, Cambodge) en collaboration avec l'Autorité Nationale APASARA. Localisé à 80 km d'Angkor, le site correspond à l'ancienne ville royale de Chok Gargyar, capitale éphémère du royaume khmer qui éclipsa la grandeur d'Angkor le temps du règne du Jayavarman IV (r. 921-941). Si l'épisode a souvent été pris pour une simple parenthèse ou une période de bouleversements à la postérité limitée, les recherches menées ces dernières années suggèrent qu'il s'agit d'un moment tout à fait fondateur de l'histoire du Cambodge ancien.
Sur de nombreux points, les formules du discours politico-religieux tenu jusqu'alors par les rois angkoriens, s'y trouvent profondément renouvelées. En particulier, c'est au Prasat Thom, le grand sanctuaire śivaïte construit par Jayavarman IV au cœur de sa capitale, qu'apparaît pour la première fois la mention du culte du kamrateṅ jagat ta rāja/rājya (le devarāja de la fameuse inscription de Sdok Kak Thom), culte rendu à la divinité tutélaire de la royauté angkorienne, désignée également ici comme Śiva « Seigneur des trois mondes ».

Un programme de recherches sur les dispositifs iconographiques des gopura

Les recherches se concentrent sur les pavillons d'entrée (gopura) de deux des principaux temples de Koh Ker, le Prasat Chen et le Prasat Thom. De façon très spécifique, ces édifices abritaient des groupes sculptés qui comptent parmi les réalisations les plus abouties de l'art khmer et qui marquent une étape à la fois décisive et originale dans la genèse de l'iconographie narrative à l'époque angkorienne. Les thèmes qui sont sculptés en bas-reliefs sur les frontons et les linteaux des autres monuments, sont ici réalisés en ronde-bosse, source d'un irrésistible effet de « réel ».
La fouille et le dégagement des fragments de statuaire subsistant sur le site permettent d'avoir une vision beaucoup plus précise de l'organisation de ces groupes sculptés. Une série d'identifications inédites, chacune d'entre elles en entraînant une autre, conduit peu à peu à une compréhension entièrement renouvelée des programmes iconographiques de ces sanctuaires.

- Le Prasat Thom
Le gopura II Est du Prasat Thom réunissait huit statues, en grande partie détruites, qui composaient une scène du jugement des morts. L'inventaire des fragments subsistant in situ a été ici combiné au relevé précis du dallage et des marques au sol signalant l'emplacement originel des images, ainsi qu'à la lecture de la planche publiée par Louis Delaporte à la fin du XIXe siècle, afin de restituer l'agencement spatial de ce groupe sculpté. Dans le bras Sud du gopura trônait Yama sur son buffle. A sa droite, prenaient place Sūrya et Candra, le Soleil et la Lune, dont la présence ici évoque irrésistiblement les stances comminatoires des inscriptions : ceux qui violent les fondations religieuses iront aux enfers « aussi longtemps que la lune et le soleil dureront ». En face de Yama, ce sont les deux assistants bien connus de Yama, le scribe Citragupta et Dharma. Parmi les trois statues restantes, un intéressant personnage de bossu était placé à la gauche du roi des morts. Ce bossu se retrouve dans différents grands sanctuaires des XIe et XIIe siècles. Dans ces exemples plus tardifs, le bossu est représenté tenant un trébuchet. Dès lors que l'association avec Yama est établie, il est difficile de ne pas songer que la petite balance en question était un instrument du jugement des morts. Cependant, au Prasat Thom, le bossu a les mains jointes et ne tient aucune balance. Une hypothèse envisageable est que la balance était, à l'époque de Jayavarman IV, l'attribut d'un personnage distinct qui pourrait être le personnage à la droite de Dharma. Reste une huitième statue : différents éléments laissent à penser qu'il pourrait s'agir d'une représentation du souverain lui-même se soumettant à la cour de justice présidée par Yama (cf. bibliographie).

gopura II

Restitution (en cours) du groupe sculpté du gopura II Est du Prasat Thom (conception : Bourdonneau/EFEO, réalisation : grezproduction.com)


Le pavillon d'entrée III Est du Prasat Thom, désigné aujourd'hui comme le Prasat Kraham, abritait également l'un des groupes sculptés parmi les plus exceptionnels du Cambodge ancien : la représentation monumentale, en ronde-bosse, de la danse à la fois bénéfique et terrible de Rudra-Śiva. La statue de ce dernier, dont les proportions dépassaient le double de la taille humaine, était entourée de quatre autres images divines : à la droite du dieu, la déesse sous un aspect paisible (Umā), elle-même dansante, et Nandikeśvara ; à sa gauche, Cāmuṇḍā (Kālī), la forme terrible et sanguinaire de la déesse, et Mahākāla. Ce groupe sculpté présente aujourd'hui un état très fragmenté. Les nombreux éléments qui en sont issus sont dispersés entre le Musée National de Phnom Penh, le Musée Guimet et le site du Prasat Thom.
Les travaux en cours sur ce groupe sculpté sont menés selon trois objectifs : un inventaire aussi complet que possible des fragments conservés in situ ou dans les collections ; une campagne de numérisation (scan) des fragments identifiables, afin de tester différentes hypothèses de remontage (virtuel) des statues ; restituer en 3D l'état originel du groupe sculpté et son intégration dans le contexte architectural du Prasat Thom (grâce, en particulier, à la collaboration de l'architecte Olivier Cunin, spécialiste de l'archéologie du bâti). L'opération de numérisation a été menée en 2012 et 2013 par l'Interdisciplinary Center for Scientific Computing (IWR) de l'université d'Heidelberg (resp. Hans Georg Bock et Michael Winckler). Le projet vise ainsi à mieux comprendre la signification de la danse de Śiva et, en particulier, son rôle dans la genèse du culte du devarāja, mais aussi à fournir un premier document de travail sur l'éventuelle faisabilité d'une restauration de la statue imposante de Siva.

 

Restitution du groupe sculpté du gopura III Est du Prasat Thom (conception : Bourdonneau/EFEO, réalisation : grezproduction.com

- Le Prasat Chen
Le temple du Prasat Chen peut être défini comme le grand pôle viṣṇuïte du vaste dispositif cultuel bâti bâtie par Jayavarman IV. Les deux pavillons d'entrée de la première enceinte du Prasat Chen abritaient respectivement la représentation de la lutte opposant, dans le Rāmāyaṇa, les deux singes Vālin et Sugrīva et celle du combat à mort entre Bhīma et Duryodhana relaté dans le Mahābhārata.
Dans l'un et l'autre cas, le groupe sculpté (autrefois peint) investit totalement l'espace intérieur de l'édifice qui paraît ainsi transformé en une scène de théâtre dont l'estrade aurait été fragmentée en autant de piédestaux qu'il y avait d'acteurs à représenter. C'est sans doute dans le pavillon d'entrée Ouest, où furent érigées les images de Bhīma et Duryodhana, que cette dimension théâtrale de la statuaire de Koh Ker apparaît la plus novatrice. Au centre d'une assemblée formée des quatre frères Pāṇḍava, de Kr̥ṣṇa et de Balarāma, auxquels s'ajoute un septième personnage qui est sans doute ici Dr̥ṣṭhadyumna (le frère de Draupadī, épouse des Pāṇḍava), les deux héros sont saisis au moment paroxysmique du terrible combat décrit dans le Mahābhārata : Duryodhana s'élance vivement dans les airs tandis que Bhīma, prenant appui sur sa jambe arrière et esquissant un mouvement de torsion, s'apprête à lui briser les cuisses en lui jetant violemment sa massue.
Il faut là prêter attention au jeu subtil sur l'équilibre des corps et les lignes des drapés pour prendre toute la mesure de la maîtrise des sculpteurs de Koh Ker. Nulle part ailleurs les artistes de l'époque ne sont peut-être allés aussi loin dans la suggestion du mouvement que dans la représentation de Duryodhana s'élançant dans les airs. Nulle part ailleurs la statuaire angkorienne ne paraît avoir été aussi proche de ce qui lui fut peut-être un modèle - le théâtre - que dans ce petit pas en arrière, cette prise d'appui de la jambe du Pāṇḍava qui donne la mesure de la violence du coup qui se prépare : dans ces quelques centimètres où les orteils de Bhīma dépassent de la surface du piédestal, se résume et se condense tout le dynamisme de la scène.

La restitution des groupes sculptés des pavillons d'entrée du Prasat Thom et du Prasat Chen, « par-delà le pillage »

L'ensemble de ces groupes sculptés a considérablement souffert d'un pillage qui est, pour l'essentiel, postérieur aux années 1960. Opiniâtres et très bien renseignés, les pilleurs ont, à l'évidence, quadrillé de façon systématique l'ensemble de la zone archéologique. C'est là le revers dramatique de ce qui, initialement, était une chance pour l'archéologue. Une phase de construction et d'intense occupation relativement courte, une localisation excentrée dans une région devenue désertique à la fin du XIXe siècle avaient permis d'observer lors de la redécouverte du site ce que l'on rencontre rarement ailleurs sur une telle échelle : des images conservées in situ et, dans de nombreux cas, retrouvées très précisément à leur emplacement d'origine. L'isolement du site a, par la suite, joué en sa défaveur, de deux façons : Koh Ker n'a guère fait l'objet d'études approfondies au-delà des travaux pionniers de Henri Parmentier, de sorte que la documentation du site est demeurée très incomplète ; il s'est retrouvé particulièrement exposé à la convoitise des pilleurs lorsque le pays a progressivement basculé dans le chaos à la fin du siècle dernier.
Le groupe sculpté de Bhīma et Duryodhana est emblématique à cet égard. Aucune de ses statues n'a été retrouvée in situ et les archives étaient muettes à leur sujet. Seuls subsistaient, à leurs emplacements d'origine, les piédestaux décapités par les pilleurs, autrefois monolithes avec les images qu'ils supportaient. C'est l'examen de ces piédestaux, combiné à l'étude de l'iconographie du dixième siècle angkorien, qui a permis d'identifier les statues disparues et conservées (pour la plupart) dans les collections privées et les musées nord-américains. Ces identifications, et la documentation réunie à cette occasion, ont permis au gouvernement Cambodgien d'engager une ambitieuse campagne de demande de restitution des œuvres pillées. En mai 2013, le Metropolitan Museum of Art de New York annonçait ainsi la restitution de deux des statues représentant les frères Pāṇḍava et se trouvant dans ses collections depuis les années 1990. En décembre de la même année, c'est la statue de Duryodhana, proposée à la vente par Sotheby's en mars 2011 (à New-York), dont il a également été décidé la restitution.
Le groupe sculpté de Bhīma et Duryodhana est loin d'être un cas isolé. Bien d'autres images conservées actuellement dans des collections publiques ou privées peuvent être identifiées comme provenant des grands sanctuaires de Koh Ker en suivant le même type de démarche (et avec l'aide des archives photographiques, lorsque celles-ci existent).

Piédestaux décapités des Pāṇḍava, Gopura I Ouest du Prasat Chen (ph. Bourdonneau)

Restitution du groupe sculpté du gopura I Ouest du Prasat Chen (conception : Bourdonneau / EFEO, réalisation : grezproduction.com)

Références

Publications

2011a, « Nouvelles recherches sur Koh Ker (Chok Gargyar). Jayavarman IV et la maîtrise des mondes », Monuments et mémoires (Fondation Eugène Piot), Tome 90, p. 93-141.

2011b, « La fondation du culte du Devarāja. Danse, sacrifice et royauté au Prasat Thom de Koh Ker », Compte-rendu de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, vol. 155, n°3, p. 1343-1382.

2011, « Mort, royauté et lieu saint dans le Cambodge ancien. Mission archéologique à Koh Ker », dans L'Ecole française d'Extrême-Orient et le Cambodge. Un siècle d'histoire 1898-2010, Magellan & Cie, p. 84-92.

2013, « Koh Ker. Prasat Chen and its Sculpture », World Heritage, n°68, p. 94-96.

Communications
2011, « Mission archéologique à Koh Ker : Inscriptions, statuaire et pillage », 20e session technique du CIC Angkor (Comité International de Coordination pour la Sauvegarde et le Développement du Site Historique d'Angkor), UNESCO, Siem Reap, 8-9 juin 2011.

2012, « Mission archéologique à Koh Ker. La fouille du Prasat Kraham et l'étude du groupe sculpté de la danse de Shiva », 21e session technique du CIC Angkor (Comité International de Coordination pour la Sauvegarde et le Développement du Site Historique d'Angkor), UNESCO, Siem Reap, 6-7 juin 2012.

2013, « Mission archéologique à Koh Ker. La statuaire polychrome du Prasat Thom et du Prasat Chen : nouvelles identifications et nouvelles hypothèses de restitution », 22e session technique du CIC Angkor (Comité International de Coordination pour la Sauvegarde et le Développement du Site Historique d'Angkor), UNESCO, Siem Reap, 3-4 décembre 2013.

Rapports (communiqués à l'UNESCO-Cambodge)
- « The Duel between Bhima and Duryodhana and the Sculpted Group of the Western Gopura I of Prasat Chen at Koh Ker » [avec la collaboration of Phin Samnang (APSARA)], juillet 2012, 23 p.

- « Un trésor du patrimoine cambodgien en vente à Sotheby's : la statue monumentale du "Duryodhana bondissant » au pavillon d'entrée I Ouest du Prasat Chen de Koh Ker », mars 2011, 10 p.

 

Couverture médiatique

http://www.theartnewspaper.com/articles/The-smuggling-scandal-thats-ready-to-erupt/30304
http://next.liberation.fr/arts/2013/06/14/statues-khmeres-un-vole-pour-un-rendu_910966
http://www.nytimes.com/interactive/2013/05/16/arts/design/from-jungle-to-museum-and-back.html
http://lareviewofbooks.org/essay/fate-of-a-statue-the-case-of-the-duryodhana#

 

 

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