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BEFEO, 93 (2006)

Résumés

Raphaël ROUSSELEAU
L’empire du Vent ou le statut du chasseur entre littérature épique et ethnographie

Divers ouvrages ont été consacrés à l’identification de noms de peuples cités dans la littérature sanskrite ancienne avec ceux de « tribus » de l’Inde (Scheduled Tribes) contemporaines, considérées comme jadis extérieures à la société hindoue des castes. Cet article se place dans une perspective plus structurale, dans la mesure où il envisage les noms niṣāda et śabara (ainsi que secondairement kirāta et bhilla), désignant les « chasseurs » ou « forestiers », comme des catégories de pensée appartenant à l’univers de représentation hindou. Cherchant à nous inspirer des analyses de Charles Malamoud sur la complémentarité du village et de la forêt dans l’Inde brahmanique, nous dégagerons les contours d’un « devoir statutaire » (dharma) du chasseur forestier, tels que les tracent plusieurs œuvres sanskrites connues (Lois de Manu, Rāmāyana, Mahābhārata, Kathāsaritsāgara). Cette étude n’a cependant aucune prétention philologique ; elle vise à confronter les données ethnographiques recueillies par l’auteur en Orissa à un échantillon de textes anciens, afin d’éclairer le présent à la lumière du passé et vice versa. Au-delà des références à l’impureté de ces groupes relativement aux valeurs brahmaniques, l’examen de ces textes montrera que la figure du chasseur forestier indien trouve son statut plus largement défini par rapport à celui du roi. Cette perspective permettra d’éclairer enfin plusieurs mythes d’origine de ces populations, évoqués tant dans les textes sanskrits que dans la littérature orale, faisant intervenir des personnages aussi inattendus (dans ce contexte) que Bhīma ou Vāyu.

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Daniel NEGERS
« Vīrabrahmam prophète » récit de burrakatha, la légende d’un guru divinisé dans la culture Andhra

Le burrakatha (« Récit au Burra ») est un genre narratif théâtralisé qui s’est constitué en Andhra Pradesh dans la deuxième moitié du xxe siècle à des fins de propagande politique, d’abord communiste. Son répertoire en a été grandement influencé, bien qu’il se soit progressivement enrichi de sujets tirés de la culture religieuse ambiante. Recueilli par l’auteur auprès d’un poète-interprète du genre, le « Récit au Burra de Vīrabrahmam » illustre parfaitement ce type d’évolution. Il éclaire aussi des aspects méconnus de la culture populaire associée à des déterminations marquées à la fois par l’appartenance de caste et par des caractéristiques sectaires. On y voit les rapports ambigus, contradictoires et mêlés, entretenus par le modèle brahmanique dominant et les discours réactifs d’un courant particulier de bhakti qui s’organise dans le cadre original de ses rapports avec une caste spécifique, dans des relations subtiles entre les figures divines de Visnu et de Śiva, et autour d’un « prophète-millénariste » hindou, dont le disciple principal est la réincarnation d’un roi de Bénarès en musulman de basse caste.
Le thème de ce burrakatha paraît déjà passionnant en lui-même. Les motifs qui le composent justifieront, je l’espère, ce parti-pris aux yeux du lecteur. L’article consacré à « la légende d’un guru divinisé dans la culture āndhra » se propose donc de présenter la substance textuelle d’un mythe de caste à dimension sectaire en fournissant aussi des clefs de compréhension qui le resituent dans son contexte régional, dans ses dimensions sociales mais aussi dans les formes mal connues, sinon souterraines, de particularités idéologiques religieuses issues de courants radicaux et assimilées à des fins complexes par des castes à forte identité individuelle.
Cette étude du « Récit de Vīrabrahmam burrakatha » présente donc les personnages du prophète-forgeron Vīrabrahmam et de son disciple Siddhayya dans le contexte historico-légendaire de la culture populaire ambiante et par référence aux nombreuses sources textuelles, ainsi que les dimensions cultuelles, plus ethnographiques, des célébrations religieuses que consacre le groupe associé des cinq castes d’« Artisans Viśvabrahmanes » au gourou divinisé issu de leur caste, avant de fournir le « résumé analytique détaillé » d’un texte particulier de burrakatha tiré de la tradition et élaboré par un auteur lui-même « Forgeron-Menuisier » de caste. La dernière partie de l’étude offre une analyse de la légende à partir du texte de burrakatha. Elle s’efforce de restituer les fondements idéologiques, religieux, sociaux ou politiques qui semblent devoir être pris en compte pour obtenir une mise en perspective pertinente du texte à des fins de compréhension plus générales.

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Ludvik KALUS et Claude GUILLOT
Les inscriptions funéraires islamiques de Brunei (deuxième partie)

Cette contribution sur les inscriptions islamiques de Brunei, dont est présentée ici la deuxième partie, s’inscrit dans le cadre plus large d’un projet, en cours, d’étude de l’épigraphie musulmane du Monde malais. Y sont recensées, décrites et traduites les épigraphes antérieures à l’an mille de l’hégire – des épitaphes dans leur totalité – qui ont été trouvées dans ce sultanat et qui, pour une majorité d’entre elles, n’ont pas encore été publiées. Elles constituent une source primaire irremplaçable pour l’histoire ancienne de Brunei et, en particulier, pour la période de son islamisation. Comparées à celles des autres régions de l’ensemble malais, ces pierres tombales présentent des différences notable aussi bien dans la rédaction des textes – utilisation de la langue malaise à côté de l’arabe, écriture en coufique carré – que dans leurs styles très variés – forme florale, ornementation chinoise, etc. Ces traits uniques reflètent la place particulière occupée jadis par Brunei parmi les autres sultanats malais.

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Philippe LE FAILLER
Une divinité de circonstance, le culte de Hoàng Công Chất à Điện-Biên-Phủ

Au XIIIe siècle, un vaste mouvement de révoltes paysannes secoua le nord du Vietnam. Afin d’échapper aux troupes des seigneurs Trịnh, Hoàng Công Chất, l’un des meneurs, se réfugia à Mường Thanh (Điện-Biên-Phủ), aux confins du royaume, s’y fortifia et entrepris d’y établir son pouvoir quinze ans durant. Chaque année, au mois de février, dans un temple reconstruit, un culte lui est dédié localement. Les différences notables entre le récit d’époque et le mythe recréé par les autorités mettent en évidence des enjeux très contemporains. Désormais, dans les zones frontalières du Vietnam, l’État se livre à une réinterprétation des événements historiques afin de favoriser la propagation de l’idée nationale et l’émergence d’une cohésion interethnique. Ce faisant, il s’inscrit dans une pratique plus ancienne où la promotion du culte des grands personnages historiques s’exerce jusque dans les villages et contribue ainsi à la diffusion d’une conception centralisée de l’ordre social.

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JAO Tsung-I et Léon VANDERMEERSCH
Les relations entre la Chine et le monde iranien dans l’Antiquité historiquement revisitées à la lumière des découvertes archéologiques du dernier quart de siècle

Le présent article revient sur l’histoire des relations entre la Chine et le monde irano-persan à la lumière des découvertes archéologiques chinoises des époques des Han et des Six Dynasties, en reprenant l’analyse des sources historiques et même mythiques relatives à une antiquité bien plus haute. Ce qui conduit à faire remonter les contacts entre ces deux mondes à l’époque Zhou, à envisager une possible influence de l’empire achéménide sur la création de l’empire chinois par Qin Shihuangdi, et à réaccréditer les relations historiographiques, traitées comme controuvées, d’une première introduction du bouddhisme en Chine sous cet empereur. Quant aux époques des Han et des Six Dynasties, les trouvailles archéologiques confirment les textes portant trace de routes marchandes allant d’Asie centrale au Yunnan et au Vietnam d’aujourd’hui, puis de là au pays de Wu du temps des Trois Royaumes, et, par mer, jusqu’à l’ancienne Qingzhou, dans la baie de Qiaozhou (Shandong), qui fut aussi port de départ vers l’Inde de pèlerins chinois.

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Bérénice BELLINA-PRYCE et Praon SILAPANTH
Weaving cultural identities on trans-Asiatic networks: Upper Thai-Malay Peninsula – an early socio-political landscape

Le programme archéologique franco-thaï en péninsule thai-malaise septentrionale provient du désir de reconstituer les premières phases du processus des échanges techniques, économiques et culturels qui ont contribué à façonner les identités culturelles tant sud que sud-est asiatiques. À cet effet, il vise à définir la séquence de développements socio-culturels d’une région tenue pour centrale dans les échanges trans-asiatiques, en s’attachant aux interactions entre les productions des sociétés complexes qui s’y sont trouvées engagées ; on entend précisément ici par « productions » les paysages anthropiques et les systèmes socio-techniques. La recherche pluri-disciplinaire que nous menons combine l’étude du site d’habitat et de production de Khao Sam Kaeo et de son paléo-environnement avec l’étude de ses systèmes artisanaux (céramiques, verres, roches dures et métaux). Cette approche a pour objet d’évaluer dans quelle mesure les échanges trans-asiatiques ont affecté les paysages politiques, économiques et sociaux de la péninsule, et inversement, de préciser quel rôle de la région péninsulaire a tenu dans ces échanges.
Trois saisons de recherches à Khao Sam Kaeo fournissent des indices d’urbanisation et de possible centralisation, processus qui sont à mettre en relation avec l’engagement du site dans les réseaux d’échanges et dont on peut concevoir pour certains qu’ils portent déjà l’empreinte de l’indianisation. L’isthme de Kra apparaît donc avoir joué un rôle central dans l’émergence des réseaux d’échanges économiques et culturels du milieu du Ier millénaire précédant notre ère.

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Thomas Oliver PRYCE, Bérénice BELLINA-PRYCE et Anna T. N. BENNETT
The development of metal technologies in the Upper Thai-Malay Peninsula: initial interpretation of the archaeometallurgical evidence from Khao Sam Kaeo

En raison de l’insuffisance de fouilles dans la partie septentrionale de la péninsule thaï-malaise, le projet Khao Sam Kaeo fournit l’occasion d’étudier les technologies des métaux dans le cadre d’un centre proto-urbain participant aux échanges trans-asiatiques. À l’issue de trois saisons de fouilles, nous présentons nos observations préliminaires sur le matériel mis à jour, matériel qui fournit la preuve qu’existaient, dès le milieu du millénaire qui a précédé notre ère, des activités locales de métallurgies de l’or, de l’alliage plomb-étain, du cuivre et du fer et/ou des activités d’échanges de ces métaux.
Les premières activités métallurgiques à Khao Sam Kaeo apparaissent ainsi contemporaines de l’émergence de la métallurgie en Asie insulaire et péninsulaire.

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James W. LANKTON, Laure DUSSUBIEUX et Bernard GRATUZE
Glass from Khao Sam Kaeo: Transferred technology for an early Southeast Asian exchange network

Cet article présente les vestiges de l’artisanat verrier à Khao Sam Kaeo. Leur étude fournit des renseignements, d’une part sur les liens que le site avait établi, d’autre part sur les origines possibles de la technologie verrière qui a été mise en œuvre. Nous avons considéré les techniques de fabrication et la composition chimique des verres de Khao Sam Kaeo et de 600 autres objets de verre provenant de sites en Asie du Sud et du Sud-Est.
Cette étude a permis de tirer les conclusions suivantes :
– Les habitants de Khao Sam Kaeo étaient activement impliqués dans un réseau d’échange de verre de grande qualité qui s’étendait du Myanmar aux Philippines: Ce réseau semble déjà bien établi au iiie-ive siècle avant notre ère.
– Alors que l’origine de la technologie de production des ornements en verre, et peut-être celle du verre lui-même, est sûrement exogène et, comme nous le suggérons, probablement du nord de l’Inde, la plupart des productions qui circulaient dans ce réseau d’échange, qu’elles soient en verre ou de pierre, étaient certainement produites en Asie du Sud-Est et non importés d’Inde ou du Sri Lanka.
– De plus, les compositions chimiques caractéristiques des verres de sites ressortissant au réseau dont Khao Sam Kaeo faisait partie sont rares sur des sites relevant davantage de la protohistoire plus récents tels qu’Ankor Borei, Noen U-Loke, Oc Eo et Khlong Thom.
Cela semble indiquer de profonds changements dans les échanges en Asie du Sud-Est vers la fin du Ier millénaire avant notre ère.

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Phaedra BOUVET
Étude préliminaire de céramiques indiennes et « indianisantes » du site de Khao Sam Kaeo IVe-IIe siècles av. J.-C.

En l’absence de texte pour la période où les premiers échanges entre l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-est se sont mis en place, l’analyse technologique des céramiques de Khao Sam Kaeo apparaît comme une approche privilégiée pour parler d’échange. En effet, cette analyse, basée sur le concept de chaîne opératoire, permet d’identifier les pratiques techniques en usage sur le matériel archéologique, et, par conséquent, d’aborder les questions de centre de production, de réseaux de circulation et de modalités de distribution, qu’il s’agisse de circulation directe ou indirecte, de circulation d’idées, d’objets ou d’artisans. La comparaison de céramiques qui se distinguent des productions locales, telles des céramiques fines indiennes (dont des céramiques « roulettées » et des céramiques à cône central) ou des céramiques dites « indianisantes » (récipients comparables à ceux de la Northern Black Polished Ware indienne et à des kendis) avec celles du sous-continent indien permet de discuter de l’origine des céramiques de Khao Sam Kaeo et des échanges dont elles témoignent, dès les ive-iie s. av. J.-C.

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