BEFEO, 90-91, 2003-2004

Résumés

- Charlotte SCHMID
À propos des premières images de la Tueuse de buffle : déesses et krishnaïsme ancien. Des images originales : premières représentations
de la Tueuse de buffle et krishnaïsme ancien

Cet article explore les liens méconnus de l'importante déesse hindoue Mahiýamardinï, Celle qui broie le buffle, et des premiers cultes krishnaïtes. La Tueuse de buffle est en effet toujours considérée sous l'angle d'une relation avec le dieu Shiva, ancienne et attestée dès les premiers témoignages littéraires rapportant le mythe de la lutte contre le buffle, au VIe siècle. Mahiýamardinï est cependant une divinité aux origines obscures. Ses représentations, abondantes, sont actuellement le seul témoignage de sa popularité avant le VIe siècle. Ces images d'une déesse qui tue le démon sans effusion de sang partagent bien des caractéristiques iconographiques avec celles du mouvement krishnaïte d'alors et inclinent à associer cette lutteuse à un champ cultuel proche de celui des Bhägavata. L'aspect narratif de ses représentations semble en revanche l'empêcher alors de se rapprocher des mouvements çivaïtes. Les ensembles gupta in situ et un important site pallava du VIe siècle témoignent eux aussi de l'association privilégiée de cette déesse et des cultes vishnouites, où la notion de divinité incarnée permet d'accueillir une déesse active luttant contre un démon.
L'analyse de la tradition textuelle antérieure au VIe siècle et surtout celle du HV, consacré à Krisha et daté des Ier-IVe siècles de notre ère, permet de mieux comprendre l'apparition de la Tueuse de buffle dans un cadre vishnouite, où elle apparaît comme une forme d'avatära féminin. L'apparition des premiers textes narratifs çivaïtes, où la déesse plonge dorénavant son trident dans le corps du buffle comme elle le fait sur les images, correspond à son insertion dans les ensembles cultuels çivaïtes.

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-France BHATTACHARYA
Un texte du Bengale médiéval : le yoga du kalandar (Yoga-Kalandar)
Yoga et soufisme, le confluent des deux fleuves

Le Yoga-Kalandar, d'auteur incertain, a été composé en bengali au XVIIe siècle. S'adressant à des débutants sur la voie ésotérique de l'islam, il établit des correspondances entre des notions et des pratiques appartenant au yoga et la démarche mystique soufie. Il s'agit d'un exemple tardif de l'influence de la secte des Näths sur les Soufis, influence évidente dès le XVe siècle. Le vocabulaire technique employé dans l'ouvrage est plus populaire que savant : nombre de termes d'origine arabe et sanskrite sont très " bengalisés ". Le texte traite des stations, mokäm (ar. maqäm), sur la voie, du corps grossier et subtil, des pratiques recommandées à chaque station, des postures convenant à la méditation et des effets de celle-ci. Enfin, il détaille les signes annonciateurs de la mort.
La popularité du Yoga-Kalandar est attestée par le grand nombre de manuscrits trouvés dans la région de Chittagong, au Bengale oriental (actuel Bangladesh). La présente traduction française, accompagnée de nombreuses notes, est fondée sur le texte édité en 1969 par Ahmad Sharif, des divergences avec la traduction anglaise de Enamul Haq (1975) étant signalées en note.

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-Michael VICKERY
Le Funan reconsidéré : déconstruction des Anciens

L'objet reconsidéré dans cet article est l'histoire du Funan. Son étude par les générations précédentes d'historiens occidentaux, qui a influencé toutes les synthèses historiques relatives au Cambodge à ce jour, est ici déconstruite. Il ne s'agit cependant pas de procéder à l'étude critique des sources chinoises, qui contiennent pratiquement l'ensemble du corpus écrit concernant le Funan, ni à celle de leurs traductions par Pelliot, car l'auteur n'est pas sinologue.
L'article vise principalement à : 1) établir une distinction stricte entre les données historiques et les légendes immémoriales, distinction qui aboutit à nier qu'aucun " Kaundinya " soit jamais venu au Funan en provenance de l'Inde ; 2) corriger la/les construction(s) erronée(s) des mécanismes de succession royale au Funan, dont le modèle suggère qu'il s'agissait d'une succession de type matrilinéaire d'oncle à neveu, plus évidente encore à des périodes plus tardives de l'histoire du Cambodge ; 3) apporter la preuve que la situation ethnolinguistique du Funan était celle d'une communauté khmère, par opposition à l'idée qui tend à se généraliser selon laquelle il s'agirait d'une communauté austronésienne ; 4) contester l'identification que fait George Cœdès entre l'un des toponymes figurant dans les annales chinoises et le site de Vyädhapura et sa localisation à Ba Phnom.
Les conclusions de l'auteur relatives à la localisation du Funan et à celle de sa capitale sont que, si l'idée ancienne que le Funan englobait le Sud du Cambodge et certaines provinces voisines du sud de l'actuel Vietnam est toujours acceptable, la localisation, ou les localisations à différentes époques, de sa ou de ses capitales demeurent incertaines et devront être établies par l'archéologie, l'hypothèse la plus sérieuse étant actuellement celle du site actuel d'Angkor Borei, l'hypothèse la plus faible celle du site de Ba Phnom.

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- François LACHAUD
Dans la fumée des morts : avatars japonais d'une anecdote chinoise

Cet article traite des adaptations japonaises de la légende chinoise de Dame Li et de l'encens qui ramène les morts à la vie. Il essaie de montrer comment les histoires de fantômes ainsi que les traditions ayant trait à la nécromancie et à la résurrection des morts furent introduites dans les lettres et les arts japonais puis accommodées aux goûts du public local. Dans les versions chinoises du récit, telles qu'elles apparaissent dans divers textes historiques et littéraires, l'empereur chinois Wu, accablé de chagrin, décide de faire appel à un magicien pour évoquer l'esprit de sa bien-aimée. Mais, l'apparition disparaît presque immédiatement, laissant le souverain inconsolable et plongé dans le chagrin. Tandis que les commentateurs chinois ont appliqué une grille de lecture confucéenne au récit, exhortant les gens à ne point tomber amoureux et laisser ainsi leurs vies sous l'empire d'une passion dévorante et, pour finir, destructrice, les lettrés japonais virent dans ce même récit l'une des plus belles histoires d'amour jamais écrites. Depuis les premières versions japonaises, reprenant presque sans aucun changement significatif la légende chinoise, jusqu'à ses dernières adaptations à la fin de l'ère Meiji, le récit prit peu à peu les contours caractéristiques des histoires japonaises d'amours fatales et du lien qu'elles créent entre les amants, fût-ce au-delà de la tombe. Les conceptions de l'au-delà et les rituels bouddhiques d'apaisement des morts décidèrent de l'adaptation du récit chinois dans deux pièces de no, puis le répertoire du kabuki transforma l'histoire originelle en un récit de fantôme assoiffé de vengeance ; thème plus adapté aux conceptions contemporaines de la femme et de l'identité sexuelle. À l'époque Edo (1603-1867), peintres et illustrateurs traitèrent le fantôme comme une jolie femme s'élevant des fumées nécromantiques, laissant de côté tout détail terrifiant pour donner à la légende sa parfaite incarnation dans l'iconographie. Cet article essaie de montrer les divers usages des motifs chinois dans l'imaginaire littéraire et les arts visuels du Japon.

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- Claudine SALMON
Réfugiés Ming dans les Mers du sud vus à travers diverses inscriptions (ca.1650-ca.1730)

Le propos de cet article est d'essayer de jeter un regard panoramique sur les réfugiés Ming qui, après l'avènement des Qing en 1644 décidèrent, d'aller s'installer dans certains ports de l'actuel Vietnam et d'Insulinde, essentiellement à partir des inscriptions les concernant.
Les différentes stratégies d'insertion dans les pays d'accueil sont envisagées à travers l'étude de trois communautés, relativement bien documentées, établies respectivement à H?i An dans la principauté des Nguy?n, à Ph? Hi?n, port fluvial du royaume des Lê et à Malacca que les Hollandais venaient d'enlever aux Portugais. À ce niveau, on constate d'assez grandes différences selon le système politique ambiant. C'est à H?i An que l'insertion s'est faite avec le plus de facilité. Chez les Lê les choses étaient plus difficiles en raison de la proximité de la Chine et de l'ampleur que les mouvements de réfugiés pouvaient prendre. À Malacca, l'arrivée des réfugiés coïncida avec la volonté des Hollandais d'attirer les émigrants chinois pour relancer le commerce.
Il est clair que partout les réfugiés ont constitué des minorités dynamiques et qualifiées et ayant joué un rôle tant dans le commerce au long cours que dans le négoce local et d'administration des douanes et des bateaux.
Pour finir est examiné le problème de la persistance d'un temps politique propre aux réfugiés et reflété par le calendrier.

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- Ludvik KALUS et Claude GUILLOT
Les inscriptions funéraires islamiques de Brunei (1re partie)

Cette contribution sur les inscriptions islamiques de Brunei, dont est présentée ici la première partie, s'inscrit dans le cadre plus large d'un projet, en cours, d'étude de l'épigraphie musulmane du Monde malais. Y sont recensées, décrites et traduites les épigraphes antérieures à l'an mille de l'hégire - des épitaphes dans leur totalité - qui ont été trouvées dans ce sultanat et qui, pour une majorité d'entre elles, n'ont pas encore été publiées. Elles constituent une source primaire irremplaçable pour l'histoire ancienne de Brunei et, en particulier, pour la période de son islamisation. Comparées à celles des autres régions de l'ensemble malais, ces pierres tombales présentent des différences notables aussi bien dans la rédaction des textes - utilisation de la langue malaise à côté de l'arabe, écriture en coufique carré - que dans leurs styles très variés - forme florale, ornementation chinoise, etc. Ces traits uniques reflètent la place particulière occupée jadis par Brunei parmi les autres sultanats malais.

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- Peter SKILLING
Empreintes du Dharma : rapport préliminaire sur quelques inscriptions " ye dhammä… " et " ye dharmä… " trouvées en Asie du Sud-Est continentale

La stance " ye dharmä... " apparaît dans des inscriptions à travers l'ensemble du monde bouddhique ancien. Résumé de l'enseignement du Buddha, elle était considérée comme la " relique " du Dharma enseigné par le Bienheureux et placée, à ce titre, dans des caitya et dans des images. Cette formule pouvait aussi être inscrite sur des stüpa, sur des images du Buddha et de bodhisattva, et récitée au cours de rites de consécration. L'étude des inscriptions " ye dharmä... " contribue à notre compréhension des modes de diffusion des pratiques et des langues bouddhiques.
Un grand nombre d'inscriptions " ye dharmä... " ont été découvertes en Asie du Sud-Est. L'article en présente plusieurs exemples, la plupart non publiés dans une langue européenne. Ils proviennent de la Thaïlande et du Vietnam ; l'un d'eux est d'origine inconnue. Couchés dans des écritures variées, ces documents sont en plusieurs langues : päli, prakrit sanskritisé et sanskrit. Ils datent environ du septième au dixième siècle.

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- Michel LORRILLARD
Les inscriptions du That Luang de Vientiane : données nouvelles sur l'histoire d'un stüpa lao

Le That Luang de Vientiane, principal édifice religieux lao, n'était connu jusqu'à présent que par une étude architecturale purement descriptive. Nous savons cependant depuis 1930 que le stüpa actuel recouvre des structures plus anciennes et qu'il est donc le résultat d'un processus de construction relativement lent et complexe. L'analyse d'un certain nombre de sources épigraphiques, l'étude d'informations issues des chroniques historiques ainsi que l'interprétation des données archéologiques nous permettent aujourd'hui d'approcher au plus près l'histoire du monument - et contribuent à améliorer d'une façon importante notre connaissance du contexte qui entoura sa construction. Le That Luang, autrefois appelé " Phra Mahä Thät Chao Chiang Mai " et " Lokacülämani-thüpa ", fut d'abord l'œuvre personnelle et familiale des trois principaux souverains lao du XVIe siècle: Phothisarät, Setthäthirät et Hno Muang. Il fut certainement le résultat le plus spectaculaire des liens politiques et culturels qui unissaient à l'époque les deux royaumes du Län Nä et du Län Xäng, le premier entrant déjà dans sa phase de déclin, alors que s'amorçait pour le second une période de développement qui devait durer encore un siècle.

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- Alexis SANDERSON
La religion çivaïte chez les Khmers (1re partie)

Des trois religions d'origine indienne - çivaïsme, vishnouisme päñcarätrika et bouddhisme mahäyäna - qui ont prospéré au sein des élites dirigeantes et sacerdotales des Khmers jusqu'au XIVe siècle, le çivaïsme fut prédominant. En attestent la " çivaïsation " du territoire opérée par la création d'un grand nombre de Šivas locaux portant les noms de prototypes indiens - un phénomène que l'on n'observe pas dans les deux autres traditions -, le rôle du Šiva Bhadrešvara de Vat Phu comme divinité nationale et protecteur du monarque, les marques de l'institutionnalisation du çivaïsme comme religion d'État ainsi que les traces des incursions çivaïtes dans le vishnouisme et le bouddhisme khmers.
Le çivaïsme indien n'était ni statique, ni homogène, et le çivaïsme khmer reflète au moins partiellement cette diversité et cette évolution. Des inscriptions du VIIe siècle attestent la présence de çivaïtes päçupata de l'Atimärga, et nous constatons, quand les témoignages épigraphiques réapparaissent, du IXe au XIVe siècle, qu'ils ont cédé la place à des çivaïtes du Mantramärga suivant les systèmes rituels Saiddhäntika et Väma. Les témoignages de la présence chez les Khmers de toutes ces traditions, ainsi que de celle du Šivadharma des laïcs, seront examinés dans la seconde partie de cette étude. Mais les différences entre l'Atimärga et le Mantramärga portent sur des détails techniques de la pratique des initiés officiant dans les nombreux sites çivaïtes des Khmers. Elles n'ont laissé aucune trace dans les aspects publics de la religion que donne à voir la gamme iconographique des formes de Šiva et des divinités secondaires dans les temples çivaïtes. Ce programme iconographique, qui concerne les laïcs plutôt que la communauté des initiés, n'avait de place ni dans l'Atimärga ni dans le Mantramärga. Il a sa propre histoire, qu'aucun des deux systèmes ne chercha à modifier. La richesse des témoignages iconographiques et épigraphiques khmers est, en ce domaine comme en d'autres, très instructive non seulement pour qui étudie les cultures d'origine indienne hors de l'Inde, mais aussi pour qui cherche à élucider l'histoire des religions en Inde même.

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