Souvenirs

André Lévy . Françoise Mallison . Léon Vandermeersch

André Lévy

Il en est qui ne se souviennent que du meilleur et du pire. Certains n'oublient rien. D'autres répugnent à rouvrir les pages tournées. Dans quelle catégorie me ranger ? Aucune, me semble-t-il ; serais-je donc un cas spécial ? Peut-être bien. Tout au moins à en croire Pierre Singaravélou écrivant à la page 297 de son étude fouillée sur l'EFEO ou l'institution des marges : " Les apparences d'un centre survécurent jusqu'au départ du dernier membre de l'École, André Lévy (en 1959) ". Somme toute, de mes souvenirs, les plus pittoresques appartiennent à cette première année de mes services qui me propulsaient de facto directeur par intérim d'un centre dont l'existence dépendait de la signature de la partie française.

Le dernier " savant colonial " que j'étais devait s'ingénier à occuper une dizaine de fantômes, ce qui laissait tout de même quelques loisirs. Dois-je avouer que je n'ai guère tiré parti d'une initiation presque quotidienne au tennis ni su développer des aptitudes peu prometteuses aux séances bi-hebdomadaires de bridge en dépit du dévouement de la perfide Albion. Sis de l'autre côté de l'avenue qui nous séparait de la Délégation provisoire de la République française, l'apparence d'EFEO, de par la magie de la " science coloniale " que j'incarnais, offrait un territoire neutre - une Suisse ? - où nul n'aurait refusé de se rendre. La maison d'en face considérait avec une aimable incrédulité d'inouïes percées diplomatiques telle que l'échange d'invitations au sein de l'ambassade soviétique où travaillait un collègue orientaliste : une sympathie spontanée avait transformé en moyen de communication notre seule langue commune, le vietnamien dont je balbutiais alors à peine quelques mots - aujourd'hui moins encore .Le comble ? Chut ! Discrétion oblige.

L'épisode peut-être le plus cocasse de cette période se trouve à l'origine de mon permis de conduire actuel. Le chef de la délégation d'en face, un homme charmant, s'ennuyait - comme je le comprends ! Mah-jong à part, provoquer de petits incidents diplomatiques constituait l'un des moyens de se distraire dont il disposait. Votre serviteur, en tant que directeur de l'EFEO, avait été doté d'une vieille guimbarde puisée dans le stock de garage officieux. Au moment où de poussifs progrès dans la conduite automobile me permettaient d'envisager l'octroi d'un permis, les autorités vietnamiennes avaient décrété en représailles que les permis français ne seraient plus valables au Vietnam ; obligation était faite à tous les chauffeurs de la délégation de repasser l'examen ad hoc. Pour mieux se faire comprendre, on décida en haut lieu de les coller, mais par contre, de me le donner. Après avoir religieusement écouté un vénérable lettré me commenter le code de la route, je parcourus un trajet hésitant dans la campagne environnante - la limite de vitesse étant en principe de 20 km en ville. Ce permis du Nord-Vietnam s'est révélé un infaillible sésame, du Japon à Hong Kong, en passant par la Norvège, et, à l'issue de mes dix ans d'EFEO, j'obtins en échange un permis en bonne et due forme de la préfecture de la Gironde.

Dois-je ajouter en conclusion qu'en quittant ma situation de dernier " savant colonial ", cette apparence d'EFEO avait plus ou moins déteint sur ma personne, au point d'en garder le sentiment de n'être pas sorti de ma condition de fantôme. Je n'ai pas souvenir d'avoir fourni la moindre ligne de rapport à la lointaine direction de Paris, qui ne semblait pas se soucier de mes activités, satisfaite de cette existence fantomatique tant que je ne manifestais aucune velléité d'user d'une des prérogatives d'inspiration coloniale de l'ancien statut (le nouveau n'était toujours pas entériné) : six mois de vacances tous les deux ans et demi. Ma famille s'élargissant, je risquais de révéler au moindre vou de mouvement de quelque ampleur sa nature budgétivore, ce qui me valut des séjours presque ininterrompus. Ce furent des années de liberté si merveilleuses que j'avais scrupule à en profiter indéfiniment : après tout, mon souvenir le meilleur est lié au jour où j'appris que l'on cherchait un petit jeune à expédier au Nord-Vietnam, alors momentanément en paix, où tout semblait possible. Le moins bon, c'est lorsque je me résignai à quitter une maison qui me demandait si peu et m'avait tant donné.

 

Françoise Mallison

Mes meilleurs souvenirs de l'École sont liés à Poona lorsque, de 1971 à 1977, j'étais responsable du petit centre fondé par Charlotte Vaudeville au Deccan College. Tous les 15 août, l'ensemble du personnel du College et les spécialistes de tous les horizons de l'Inde se rassemblaient devant l'entrée du massif bâtiment central, aux voûtes néo-gothiques enlacées de bougainvilliers, pour célébrer l'anniversaire de l'Indépendance. Le 15 août 1973, l'" Estate Manager " décida de planter un Ashoka pour commémorer cette fête, et je fus très émue lorsque je compris que c'était à moi que revenait l'honneur d'accomplir ce geste symbolique, à moi, la seule étrangère, devenue, par ce geste (planter ce jeune arbre), part entière de toute l'institution et au-delà adoptée par le fier et intellectuel pays marathe. Je n'avais pas tant mérité qu'hérité cet honneur. La vibrante personnalité de Charlotte Vaudeville avait fait d'elle (et fait encore) une des personnes les plus aimées du College, et lui succéder m'avait ouvert toutes les portes.

Je puis dire que mon expérience à Poona a été déterminante pour toute ma formation et ma carrière d'indianiste. De quoi s'agissait-il ? Deux minuscules pièces, quelques livres, mais une présence, un échange permanent avec nos collègues indiens, français et étrangers de passage, un rayonnement reposant sur des liens professionnels puis d'amitié, propices à la compréhension d'une civilisation et à l'abord de langues complexes.

À chacune de mes missions, je passe à Poona voir mes vieux amis et ceux de Charlotte Vaudeville, et je peux constater que je ne fus pas mauvaise jardinière, l'arbre Ashoka a grandi et se porte bien.

 

Léon Vandermeersch

Le meilleur souvenir que je garde des quatorze années que j'ai passées à l'EFEO - dix comme membre scientifique et quatre comme directeur - est assurément celui des quatre mois de pérégrination en Inde que j'ai eu la chance d'effectuer en compagnie de mon Maître Jao Tsung-I, de juillet à novembre 1963. Jao Tsung-I, auprès duquel je travaillais à Hong-Kong depuis la rentrée universitaire de 1962, avait été invité par le Bhandarkar Institute de Poona à venir en Inde examiner le dossier des vestiges de l'écriture non déchiffrée de Mohenjodaro. Et j'avais obtenu du directeur de l'École, Jean Filliozat, à la fois que Jao soit invité aussi au centre de Pondichéry, où J. Filliozat souhaitait discuter avec lui d'une comparaison des techniques d'ascèse indiennes des yogi et chinoises des taoistes, et que je reçoive quant à moi mission de l'assister durant tout son voyage. Partis de Hong Kong le 13 juillet, nous séjournâmes à Bombay, Poona, Hyderabad, Delhi, Madras, Pondichéry, Bangalore, Colombo, Bénarès, Rangoon, Pagan, Mandalay, Bangkok et Siem Reap, sans parler de tous les sites archéologiques et historiques que nous visitâmes depuis cette quinzaine de villes, avant de rentrer à Hong Kong le 8 novembre.

Ce voyage fut émaillé d'une myriade d'incidents de toutes sortes restés pour moi inoubliables, dont il faudrait un volume pour raconter le détail. Je n'évoquerai que les multiples difficultés que nous causa la police indienne, qui, rendue soupçonneuse par la guerre de frontière avec la Chine de 1962, s'était mis en tête de prendre le pauvre Jao pour un espion chinois... ; que la rencontre d'une vaste inondation, consécutive à la mousson, qui avait submergé la dernière partie de la route conduisant de Poona aux vestiges archéologiques de Karli, que nous franchîmes, moi avec de l'eau jusqu'au ventre, et Jao à califourchon sur mes épaules (ce qu'a immortalisé une peinture de Jao que j'ai conservée, représentant, dans le coin d'un paysage aquatique, une sorte de petite figure de saint Christophe...) ; que l'usage que fit de moi à Poona comme cobaye le bon V. G. Paranjpe pour prouver, à coup de quatre heures de sanskrit chaque matin, que la tête la plus médiocre pouvait, à force de gavage de mémoire, finir par assimiler cette langue, dont il n'était par conséquent pas extravagant de réclamer, comme il le faisait ardemment, de la substituer à l'anglais comme langue officielle de l'Inde... ; que l'épuisement dans lequel m'a vite précipité la partage d'une unique petite chambre indienne avec Jao, qui ne dormait guère plus de quatre ou cinq heures par jour, et avait l'habitude d'entrecouper nos nuits communes de longs intervalles de travail chaque fois qu'il se réveillait... ; que les visites, dans le beau bungalow sur pilotis que P. B. Groslier avait mis à notre disposition à Siem Reap, des deux gibbons de Boulbet, lesquels, pendant que nous déjeunions, passaient comme l'éclair d'une embrasure à l'autre de notre véranda en raflant au passage les bananes de notre dessert sur la table de la salle à manger... C'est de ce voyage que date l'assez exceptionnelle sorte d'attachement de disciple à maître qui m'a depuis lié indéfectiblement à l'extraordinaire personnalité de lettré chinois qu'incarne Jao Tsung-I.

Une vision prospective...

Voici comment je vois l'évolution future de l'École. Ce qui certainement marquera le plus les années à venir, au plan de la mondialisation, sera la recomposition des rapports existants entre l'Occident et cet Extrême-Orient que la fin du siècle aura vu s'affirmer de plus en plus vigoureusement comme la région la plus dynamique de la planète. Dans cette recomposition, l'EFEO pourra jouer un rôle majeur, mais à partir d'un orientalisme d'affirmation. Je veux dire par là qu'à l'inverse de l'orientalisme d'exotisme qu'a condamné le XIXe Congrès international des orientalistes réuni à la Sorbonne en 1973, à l'inverse de l'orientalisme de dissection entomologique de ces cultures bizarres qui ne sont pas de filiation gréco-latine, il revient à l'École de revendiquer pour les grandes cultures d'Asie orientale autant de respect que pour la culture de l'Occident, lequel est d'ailleurs en voie d'être rapidement rattrapé sur le terrain scientifique et technique où sa révolution industrielle lui avait donné deux siècles d'avance. Mais, pour s'inscrire dans cette ligne, il ne suffit pas à l'EFEO de multiplier ses nouvelles implantations en Asie. Il lui faudra s'insérer beaucoup plus largement dans le tissu universitaire métropolitain. En effet, de plus en plus la place de l'EFEO en Asie n'aura de sens que par la place que ses chercheurs sauront conquérir pour elle dans les départements universitaires de lettres, de droit, de sciences, pour y faire valoir que la poésie des Tang, la philosophie bouddhique, la science économique japonaise, les mathématiques chinoises ou indiennes n'ont rien à envier à ce que l'Occident leur propose.

 

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