Cahiers d'Extrême-Asie, 13, 2002-2003

Résumé / Abstracts

IYANAGA Nobumi,
Tantrism and Reactionary Ideologies in Eastern Asia: Some Hypothesis and Questions

Le bouddhisme a-t-il joué un rôle dans la formation de la modernité en Extrême-Asie, et notamment au Japon ? Le présent article est une tentative pour élaborer une des réponses possibles à cette question d'ensemble. D'une manière plus spécifique, nous essayerons de vérifier l'hypothèse que le bouddhisme de tendance tantrique de la fin de l'époque Heian et du Moyen Âge - ce qu'on peut appeler l'idéologie du bouddhisme kenmitsu - a pu avoir une influence décisive dans la formation de certaines formes de l'idéologie de l'État de l'époque médiévale (telles que par exemple le shinkoku shisô ou une certaine "mystique" impériale), et que celles-ci ont pu être à leur tour une des composantes importantes de l'idéologie réactionnaire du Japon moderne. Nous userons du terme "tantrisme" ou "tantrique" exprès pour parler de la tendance ésotérique du bouddhisme japonais de cette époque (au lieu de l'"ésotérisme" ou du "mikkyô" plus usuels) dans l'intention de souligner la continuité de cette religiosité depuis l'Inde - l'Inde non seulement bouddhique, mais l'Inde tout court, puisque le phénomène tantrique n'a pas été limité au bouddhisme, mais a été un mouvement général des religions indiennes. On relèvera un certain nombre de cas particulièrement frappants dans les faits religieux du Moyen Âge japonais où l'on peut déceler des influences de la pensée tantrique, notamment des éléments d'origine plus ou moins shivaïte. On analysera en particulier un ensemble d'images mythiques relatives à des démons cannibales en remontant à leur origine indienne et en suivant leur développements japonais. Nous proposerons d'expliquer les très riches développements proprement japonais par ce qu'on peut appeler le modèle en virus de la structure mythique : une structure mythique importée dans une culture différente pourrait transformer celle-ci d'une manière semblable à un virus qui transforme l'organisme du corps de l'hôte qui l'a incorporé. En ce qui concerne l'évolution de cet ensemble idéologique après le Moyen Âge, nous ne pourrons relever que très peu d'exemples (comme le cas de Hirata Atsutane). Un certain nombre de questions proposant des perspectives de recherches futures termineront cet article.

page précédente

John S. STRONG,
Asoka's Wives and the Ambiguities of Buddhist Kingship

Cet article porte sur les épouses du roi Asoka et sur les notions complexes de la royauté dans le bouddhisme indien. Il essaie de mieux saisir les dimensions du phénomène monarchique à la lumière des spécificités du contexte religieux indien et ainsi d'affiner les perceptions qui avaient jusqu'alors les spécialistes des sciences religieuses. La figure des " reines " ou des épouses royales est l'une des clefs pour comprendre les ambiguïtés de la fonction dans le monde indien bouddhisé. Le personnage d'Asoka prend tout son relief au travers de ses diverses femmes telles que les textes bouddhiques les ont présentées. Elles sont un prisme qui permet de mettre en lumière diverses facettes de la fonction royale. Les femmes d'Asoka peuvent se répartir en deux catégories : celles qui reflètent son implication et son incarnation du dharma, de la Loi faisant de lui le souverain bouddhique par excellence, et celles qui, mauvaises et femmes fatales avant la lettre, le forcent à s'éloigner de l'idéal bouddhique du monarque et à redevenir une personne plus laïque et prise dans les rets des passions, un roi en un autre sens. Un examen attentif des divers récits mettant en scène les femmes du roi Asoka rend possible de suivre l'élaboration de la figure symbolique du souverain dans le contexte de la doctrine bouddhique. La répartition entre bonnes et mauvaises épouses est l'une des figures de l'imaginaire royal dans le bouddhisme, ainsi qu'en témoignent également les femmes du roi Udema dans les commentaires du Dhammapada. Il s'agit également d'un thème dans lequel le discours sur le souverain peut se montrer, de manière indirecte, critique. On y retrouve aussi les tropes classiques du discours misogyne du bouddhisme indien ; discours qui devait ensuite imprégner les divers pays d'Asie où il s'implanta. Les stéréotypes féminins, surtout ceux de la femme mauvaise, sont également à l'origine d'épisodes cruels dont le rôle est, dans leur horreur, de justifier et d' illustrer certaines prérogatives de la fonction royale. Une réflexion sur ces figures féminines typiques permet ainsi de mieux saisir les complexes jeux de sens et les multiples définitions de la souveraineté monarchique dans le contexte bouddhique. Le rôle des épouses royales, à travers leur biographie réduites à des catégories bien tranchées est l'un des intermédiaires privilégiés pour expliquer et illustrer l'image ambigüe du roi.

page précédente

Charles D. ORZECH,
Metaphor, Translation, and the Construction of Kingship in The Scripture for Humane Kings and the Mahâmâyûrî Vidyârâjñî Sûtra

A propos de deux textes majeurs du tantrisme d'État, le Sûtra des rois humains [T. 245 et 246] et le Sûtra de la paonne [T. 982-988], l'article vise d'abord à écarter une problématique centrée sur la "royauté sacrée", ressassée par les études de religion comparée durant tout le XXe siècle. Par contre, la similarité étymologique des termes "métaphore" et "translation" est mise en avant pour attirer l'attention du lecteur sur la valeur métaphorique de la traduction chinoise des deux termes clés de ces deux sûtras : respectivement, jenwang, roi "humain" dans le sens de bienveillant, et mingwang, roi brillant, rendant le "roi de science" (vidyârâja) indien en ajoutant une appropriation d'un héritage conceptuel et terminologique du passé pré-bouddhique chinois. L'auteur de l'article a traité dans son ouvrage de 1998 des usages politiques très différents qui ont été faits du Sûtra des rois humains dont la version du Ve siècle fut d'abord influente, avant d'être supplantée par la version de Bukong du VIIIe siècle. À propos de la première version, il insiste ici sur la "géniale" assimilation qui fut faite de l'homophone ren pouvant signifier "persévérance" (sk. ksânti) et la vertu confucianiste d'"humanité". Passant à la seconde version du Sûtra des rois humains, il insiste surtout sur le rôle de Bukong qui, propageant une doctrine renouvelée de la protection de l'État par le bouddhisme, visait à l'établissement d'une sorte de souveraineté bicéphale, partagée entre le Fils du Ciel et l'âcârya, le Précepteur, à la tête de l'empire Tang. Le Précepteur, Bukong, alias Amogha[vajra], fut aussi l'auteur d'une version du Sûtra de la paonne, significative pour ce qui touche à l'appropriation du concept de mingwang. Sur Bukong, l'article fournit encore des informations provenant du Recueil des documents le concernant [T. 2120], qui est l'une des sources de l'influence que sa vision du bouddhisme eut sur Kûkai.

page précédente

SAKURAI Yoshirô,
The Myth of Royal Authority and Shinbutsu-Shûgô (Kami-Buddha Amalgamation)

Cet article étudie deux étapes historiques du développement du mythe de l'autorité impériale au Japon. La première se situe à l'époque où le bouddhisme fut adopté dans la structure mythologique japonaise. Dans le Japon ancien, l'autorité impériale gouvernait au moyen du système des codes (jp. ritsuryô). La mythologie et les cérémonies qui faisaient la démonstration de cette autorité mirent toutefois de côté l'impureté et l'exclurent du schéma mythologique général. L'ironie est qu'une telle exclusion rendit l'autorité impériale moins capable d'expliquer mythologiquement la création de l'univers par le truchement de la mythologie. De manière générale, les structures mythologiques nourrissent la violence. Celle-ci apparaît comme le premier élément dans les théories de la création de l'univers. Dans le cas du Japon, la force violente fut représentée par les esprits courroucés et vengeurs des morts (jp. onryô). Mais, cet aspect fut redouté et volontairement négligé dans la mythologie impériale. C'est dans ce contexte que le bouddhisme fut adopté pour apaiser les esprit des morts assoiffés de vengeance et ainsi redonner à cette autorité sa puissance mythique dans toute sa plénitude. Bien que les enseignements du bouddhisme ne continssent pas à l'origine les éléments nécessaires aux rituels pour calmer les esprits vengeurs, lorsqu'il fut intégré à la structure mythologique, il devait jouer un rôle crucial dans la mise au point de cérémonies pour la protection de l'État (jp. chingo kokka) - aspect indispensable de la structure mythologique d'ensemble de la royauté.

La seconde eut lieu lorsque divers changements sociaux firent passer le Japon à l'âge médiéval ; avec cette transition, la mythologie impériale, ses cérémonies et le rôle du bouddhisme furent aussi modifiés. Alors que le système des codes se détériorait, le système de répartition des terres cultivables (jp. handen-sei) qui avait jusque-là prévalu, fut remplacé par le système dit des terres publiques (jp. kôryô) et des domaines privés (jp. shôen). Dans ce système, apparu ultérieurement, la distinction entre les terres appartenant à l'État et celles appartenant au privé cessa d'avoir la moindre fonction sociale. Les institutions de la société se modifièrent et leur soutien à l'État-nation gouverné par l'autorité impériale tendit à diminuer. Les paysans ne formaient plus un groupe homogène. Ils constituaient plutôt des groupes de statuts divers qui, de façon active et autonome, prenaient part à la production, à la distribution et à la consommation. Chaque groupe se spécialisa dans un " art " (jp. geinô au sens du latin artifex " métier "), que celui-ci fût d'ordre technique ou itinérant, et developpa une histoire de ses origines fondée sur la mythologie impériale ; elle avait alors fusionné avec le bouddhisme (jp. shinbutsu shûgô). Cette nouvelle structure sociale contraignit la puissance impériale à refonder la mythologie ; un certain nombre d'essais en la matière virent le jour. L'exemple le plus évident est celui de Kitabatake Chikafusa dans son Jinnô shôtô ki (Histoire de la succession légitime des divins empereurs). Ceci dit, cette réinvention de la mythologie impériale fut incapable de fournir la démonstration complète de l'autorité de l'État-nation. Mais, paradoxalement, le mythe de l'autorité impériale se maintint dans les récits des origines développés au sein des divers groupes professionnels. Même si la structure de ces récits d'origine semble indiquer chez ces groupes une résistance à l'autorité impériale, ils manifestent également un désir de celle-ci

page précédente

Ryûichi ABE,
Mantra, Hinin, and the Feminine: On the Salvational Strategies of Myôe and Eizon

Dans cet article, j'essaie d'établir la signification des pratiques ésotériques bouddhiques - tout particulièrement celles construites autour de la récitation et de la psalmodie des mantras - dans le contexte socio-culturel du début et du milieu de l'époque Kamakura (1185-1333). Contrairement à la croyance persistante en un déclin du bouddhisme ésotérique (jp. mikkyô) coïncidant avec celui du régime aristocratique à la fin de l'époque Heian, celui-ci continua à occuper la place centrale dans le bouddhisme japonais de l'époque médiévale. Dans les domaines politiques et économiques, toutes les écoles bouddhiques qui dominèrent la société japonaise des débuts de l'époque médiévale - ainsi les Six Ecoles de Nara, le Shingon et le Tendai, avaient comme marque de fabrique la pratique conjointe d'exercices exotériques (jp. ken) et ésotériques (jp. mitsu). C'est pourquoi on parle de ces écoles en utilisant le terme kenmitsu (bouddhisme exo-ésotérique). Au sein de ces milieux cléricaux, l'ésotérisme joua un rôle indirect pour le développement de dimensions nouvelles dans les diverses écoles. Parmi ces dimensions nouvelles, on peut mentionner l'intégration des kami - les divinités indigènes japonaises - dans le panthéon bouddhique, la production de théories littéraires et esthétiques proprement ésotériques, et la mise au point de nouvelles technologies en médecine, en génie civil, en administration politique et en stratégie militaire. En procédant ainsi, le bouddhisme ésotérique se révéla profondément différent de son homologue de l'époque Heian et il évolua pour devenir une religion manifestement médiévale.

Dans les pages qui suivent, mon attention se concentre sur Myôe et Eizon, peut-être les deux figures les plus célèbres du bouddhisme dit kenmitsu. Ils furent des pionniers dans le parti de ceux qui songeaient à des réformes au sein de l'establishment bouddhique médiéval. Myôe est célèbre pour son travail qui conduisit à la réhabilitation de l'école de l'Ornementation Fleurie - le Kegon, et Eizon pour sa reconstruction du Saidai-ji, l'un des sept grands monastères de Nara, ainsi que pour le rétablissement de la tradition des règles bouddhique dans ce monastère. Toutefois, on oublie souvent que Myôe et Eizon étaient des pratiquants assidus du bouddhisme ésotérique. Cette pratique leur était essentielle dans leurs efforts pour élaborer de nouvelles formes de pratique considérées nécessaires pour le salut des êtres à leur époque. Je décris ici les rituels exo-ésotériques qu'ils employèrent comme correctifs efficaces à la dégénérescence morale grandissante au sein du clergé bouddhique. J'illustre les caractéristiques de leurs pratiques rituelles en ayant à l'esprit divers éléments socio-culturels cruciaux qui influencèrent le cours de leurs activités. Ces éléments incluent la transformation médiévale de l'idée de kegare - ou souillure - l'intégration radicale des kami au sein de la cosmologie bouddhique, et la réapparition de l'ordre des moniales et du système des couvents. Je conclus par une suggestion. Chez Myôe et Eizon, l'usage unique des mantras et des rituels ésotériques qui leur sont associés - notamment la conception du mantra comme manifestation féminine de l'Eveil bouddhique, leur a, d'un côté, permis de mettre en application de manière stricte les règles bouddhiques parmi leurs fidèles et, d'un autre, de faire passer les enseignements du bouddhisme auprès des catégories défavorisées et discriminées de la société médiévale - catégories exclues jusqu'alors du discours bouddhique sur le salut.

page précédente

Allan G. GRAPARD,
Of Emperors and Foxy Ladies

Afin de s'établir comme symboles du "centre", les empereurs du Japon n'ont pu se passer de la " périphérie ", qui semble avoir été créée dans ce seul but. Cet article discute quelques moyens qui furent employés à cet égard : la profonde relation entre les empereurs et les courtisanes, l'évolution historique des rites d'intronisation sous l'influence du bouddhisme ésotérique et autres rites, et la non moins profonde relation entre ces rites et le bestiaire classique et médiéval. Si les empereurs avaient rarement le pouvoir politique, ils étaient souvent en quête d'un pouvoir surnaturel. Symbole profond de ce pouvoir, le sexe semble avoir été un des pivots autour duquel ces aspects furent exprimés, sans doute parce que les oppositions entre le sacré et le profane, la pureté et la pollution, le centre et la périphérie, et entre la nature et la culture, s'y attachent d'une façon qui semble aussi naturelle que culturelle. En un mot : cultique.

page précédente

Brian D. RUPPERT,
Pitiable Mothers, Blessed Daughters, and Powerful Queens: Gendering and Degendering Buddha Relic Veneration in Early Medieval Japan

Cet article est consacré à la place du culte des reliques (jp. shari) dans la piété féminine au début de l'âge médiéval. Le bouddhisme japonais tendait à éloigner les femmes des centres principaux de son exercice, ceux-ci demeurant interdits à toute présence féminine (jp. nyonin kekkai). Dans ce contexte androcentrique du bouddhisme japonais, la participation accrue des femmes aux cultes rendus aux reliques du Buddha supposait que celles-ci ne fussent plus seulement associées aux hommes, mais, de manière plus générale à un certains nombre d'enjeux relevant du lignage et de la perpétuation de celui-ci. L'article, en s'appuyant sur des textes narratifs et historiques de l'époque Heian (794-1185) et des débuts de l'époque Kamakura (1185-1333), montre comment les femmes furent associées, à travers diverses stratégies narratives et discursives, aux cultes et cérémonies consacrés aux reliques. La lecture contrastive et diachronique de divers récits de l'époque permet de mieux percevoir les inflexions apportées entre les données indiennes et chinoises ainsi que leur relecture dans le contexte japonais. Le thème de la femme de jade (jp. gyokujo), la parèdre idéale dans divers rites ésotériques, sert de passerelle menant à la mise en place de figures féminines de l'aristocratie qui deviennent les témoins, et les acteurs, de la manisfestation des saintes reliques. Un examen de textes de la fin de l'époque Heian et du début de l'époque Kamakura montre que les femmes du clan Fujiwara, liées aux plus hautes sphères du pouvoir et de la maison impériale, furent - à partir de 1150 - au cœur des divers cultes rendus aux reliques. En suivant des exemples de femmes associées à ces rituels, il est possible de mieux saisir le rôle des femmes dans le discours dominant. La piété féminine, dans un contexte général de domination masculine, a, en se réappropriant le culte des reliques désormais privé des associations qui le liaient exclusivement au monde masculin, permis aux femmes liées à la famille impériale d'assumer une nouvelle place dans la vie religieuse. Les stratégies lignagères et l'importance dévolue à la mémoire du clan par le truchement des figures vénérables des femmes défuntes, la redéfinition du culte des reliques, expliquent les nouvelles évolutions du bouddhisme dans lesquelles les femmes prirent une dimension plus active. C'est aussi l'un des lieux privilégiés pour observer les débats entre les sexes et entre le bouddhisme et les instances politiques d'autorité.

page précédente

Bernard FAURE,
Une perle rare : la "nonne" Nyoi et l'idéologie médiévale

This article focuses around the life of a Japanese nun called Nyoi whose biography appears in the Genkô shakusho. She was the second consort of Emperor Junna and her life mingles Taoist Buddhist and "indigenous" elements to make her appear as the figure of the ideal wife, of the immaculate woman, and of an avatar of Nyoirin Kannon. Through a close reading of different episodes in her legendary biography, many motifs appear that played a crucial role in medieval Japanese ideology and religious discourse. The first motif is concerns dragons, or snakes, the second is the about the Jade woman and and the last one is about feminine transgression. A close scrutiny of the symbolic and ideological meaning of those various elements in Nyoi's biography points to the relationship between Buddhism and the Imperial Court. Biographies of ideal women have to be read in the light of gender and political rhetoric in order to be understood. Through a subtle and complex interplay, all symbolic layers are linked together by the theme of power and of its constitution through the manipulation of symbols and ideology. In this light hagiography becomes one of the central places to look for the constitution of the hermeneutics of power in Japanese medieval society.

page précédente

HOSOKAWA Ryôichi,
Emperor Go-Daigo's Rule and the Monks of the Vinaya School (Risshû): Sonkyô of Chôfukuji and Kyôen of Tôshôdaiji

Cet article porte sur deux moines liés à l'empereur Go-Daigo qui entra dans l'histoire japonaise avec une tentative de restauration de l'autorité impériale dite " restauration de l'ère Kenmu ". Ces moines apparaissent sous des traits différents dans les textes de l'époque, notamment dans le grand récit épique de l'époque, le Taiheiki (Chronique de la grande paix) décrivant les événements depuis la chute de Hôjô Takatoki jusqu'à la fin de l'époque des Deux Cours. Sonkyô - le moins connu des deux, était un moine du Saidaiji de Nara. Il fut arrêté à plusieurs reprises et envoyé en exil à Kamakura. Il exerça le rôle de supérieur du monastère du Chôfuku-ji à Kyôto. Appartenant à l'école dite des préceptes et lié à l'une des figures majeures du bouddhisme de son temps, Eizon (1201-1290), le fondateur de la branche dite du Shingon des vinaya (shingon risshô), il fut au service quotidien de l'empereur Go-Daigo au palais impérial. Il fut également l'artisan de la rénovation du palais du Shinsen.en et œuvra à chasser les mauvais esprits qui présidaient en ces lieux. L'article fait le point des recherches biographiques sur ce personnage mal connu et sur son rôle politique. Le second moine étudié ici, Kyôen, fut lui aussi emprisonné à la suite des désordres de l'ère Kenmu. Il eut à la fois un rôle politique au Tôshôdai-ji et au Murô-ji, les deux monastères auxquels il demeura lié, mais par son rôle de responsable de la barrière de Kuzuha, il fut aussi la cheville ouvrière des activités de collecte de fonds pour la reconstruction du Kôfuku-ji et du grand sanctuaire de Kasuga. Si, contrairement à Sonkyô, sa carrière souffrit moins de son engagement auprès de Go-Daigo, son itinéraire personnel atteste néanmoins des fortes connexions politiques des moines de cette école à la cour. L'imaginaire littéraire a transformé Sonkyô en démon ailé (jp. tengu), le rendant responsable avec d'autres figures historiques d'événements tragiques censés advenir par leur action dans la " voie démoniaque " (jp. madô). Le Taiheiki qui se fait l'écho de ces légendes noires sur les moines célèbres - tels Sonkyô et Kyôen - est aussi le reflet des tensions politiques entre le pouvoir shôgunal et l'empereur. Le rôle politique des moines de l'école des préceptes se doit d'être lu au miroir des réformes politiques entreprises par Go-Daigo et des changements sociaux qu'elles visèrent, fût-ce pour un temps, à entraîner.

page précédente

ABE Yasurô,
The Book of Tengu: Goblins, Devils, and Buddhas in Medieval Japan

Cet article s'organise autour d'une lecture d'un rouleau peint mediéval intitulé Tengu zôshi (Le livre des Tengu) daté de 1296. Après avoir rappelé l'histoire complexe de la composition de ce rouleau, des relations qu'il entretient avec un autre rouleau peint portant le titre de Zegaibô emaki (Rouleau peint du moine Zegai), ainsi qu'avec divers autres fragments et versions du récit, l'article propose une analyse du contenu et de l'arrière-plan culturel ayant présidé à l'élaboration de l'œuvre. Le rouleau s'inscrit en effet dans le contexte plus général de l'époque médiévale et des affrontements entre les diverses écoles bouddhiques, celles des sept écoles de Nara, du Tendai et du Shingon, réunies sous le vocable de kenmitsu taisei (système dominant des écoles bouddhiques exotériques et ésotériques) et des nouvelles écoles apparues au début de l'époque Kamakura (1192-1333). De même, le rouleau constitue aussi un commentaire sur les relations entre l'empereur et le pouvoir des guerriers, autour, notamment de figures aussi célèbres et controversées que celles des empereurs Go-Shirakawa, Go-Toba et de l'empereur retiré Sutoku. Le rouleau est une satire des grands établissements monastiques traditionnels comme le Mont Hiei, l'Onjô-ji, le Tô-ji, le Daigo-ji, le Mont Kôya et le Tôdai-ji, dont l'augmentation du nombre de moines et de fidèles est décrite comme la prolifération d'autant de tengu. Il n'oublie pas non plus les écoles de la Terre Pure et du zen. Le constat négatif engendré par la vision mordante que déploie l'œuvre incite à resituer celle-ci parmi d'autres textes traitant de la question des forces du mal et du démoniaque comme principe. Deux textes servent de point de départ à la réflexion : le Gukanshô (Mes vues sur l'histoire) du supérieur de l'école Tendai Jien (1155-1225) composé en 1220, et le Hirasan kojin reitaku (Les oracles des défunts sur le Mont Hira) du moine Keisei (1189-1268) qui reprend la forme du dialogue avec les tengu. La critique des mœurs des tengu, avec leur faible pour les danseuses appelées shirabyôshi, s'inscrit aussi dans un subtil discours sur les faiblesses de certains empereurs comme Go-Shirakawa. Là où Jien veut tenir à l'écart ces êtres malfaisants, à l'origine de la folie et du désordre, produit des superstitions et des ombres du cœur, Keisei, par leur truchement veut obtenir des leçons oraculaires sur le passé et les convertir. Le Livre des tengu est né des conflits internes au sein des diverses factions du bouddhisme de Kamakura. Il englobe dans sa réprobation les Anciens et les Modernes et, par les leçons qu'il prodigue tant sur le pouvoir religieux que le pouvoir laïc, il fut lu et médité par les empereurs retirés. Mais l'impact et la réception de cette satire swiftienne demeurent encore l'objet de conjectures.

page précédente

David T. BIALOCK,
Outcasts, Emperorship, and Dragon Cults in The Tale of the Heike

Cet essai est un examen de plusieurs versions du texte du Heike monogatari en relation avec le rôle joué par les récitants marginaux, les parias et les cultes liés au dragon dans les articulations médiévales de l'autorité régalienne et de celle du bouddhisme. Alors que le Heike monogatari a été considéré traditionnellement comme un récit ayant trait à la grandeur et à la décadence du clan guerrier des Taira, une lecture plus attentive, prenant en considération les différentes formes du récit, suggère que l'œuvre peut également être envisagée comme une contre-histoire ou un mythe ayant trait à une lignée impériale hérétique, incarnée dans la figure de l'empereur Antoku. Cette interprétation est le reflet d'un dilemme plus grand ayant trait au statut de l'autorité régalienne au treizième et au quatorzième siècles, époque où prirent forme les différentes versions du texte du Heike monogatari. De façon plus spécifique, cet essai démontre que les souverains de la fin de l'époque Heian et du début de l'époque médiévale ont exercé leurs prérogatives à intervenir dans les affaires de la périphérie en se réclamant de l'autorité sacrée dont certains rites et cérémonies bouddhiques en faisaient les détenteurs. En agissant de cette manière, ces souverains défiaient les prétentions de plus en plus hégémoniques des foyers bouddhiques puissants, tels le monastère de l'Enryaku-ji sur le mont Hiei. Celui-ci était le propagateur d'une idéologie qui, à partir d'une position d'interdépendance entre l'autorité régalienne (jp. ôbô) et l'autorité bouddhique (jp. buppô), tendait à subordonner la première à la seconde. Parmi les différentes versions du texte du Heike monogatari examinées dans cet essai, deux d'entre elles, les manuscrits dits Enkyô-bon et Kakuichi-bon consignent par écrit cette crise de l'autorité régalienne à partir de perspectives radicalement opposées. Les éditeurs bouddhistes du manuscrit Enkyô-bon diffusent de manière constante une vision qui insiste sur la soumission à la loi bouddhique des empereurs retirés. Dans le récit de la consécration par l'empereur retiré Go-Toba de son monastère votif le Tokujôju.in (analysée dans la première partie de cette étude), la version du Enkyô-bon place l'autorité politico-religieuse de l'empereur retiré sous l'autorité supérieure d'un religieux hors-caste. La transformation de ce dernier en une figure de bodhisattva dévoile la capacité du monastère de l'Enryaku-ji à convertir une souillure dangereuse en un signe de son autorité sacrée. Dans le même manuscrit, l'intention polémique de cet épisode initial est rendue manifeste par le récit du refus de l'empereur retiré Go-Shirakawa de se soumettre à son rite d'initiation (jp. kanjô) au monastère de l'Enryaku-ji. Dans cet épisode, Go-Shirakawa est châtié pour la fierté orgueilleuse dont il fait preuve à l'égard de ses pouvoir sacrés. Ceux-ci deviennent la cause d'une infestation démoniaque conduisant au comportement destructeur des moines-guerriers de l'Enryaku-ji. En mettant en lumière la pureté du souverain retiré de l'épisode initial, et en l'opposant au portrait d'un Go-Shirakawa apparemment souillé et dont le comportement transgressif provoque une infestation démoniaque, les éditeurs du Enkyô-bon donnent un avertissement aux souverains médiévaux qui se montreraient par trop ambitieux. Si la version du Enkyô-bon construit une vision dans laquelle les pouvoirs dangereux de la périphérie impure sont mieux gérés sous l'autorité du bouddhisme, en revanche, celle du Kakuichi-bon manuscrit sous la garde des récitants itinérants de statut marginal et hors caste, suggère un point de vue qui se déploie à partir de la marge en opposition à l'un des foyers du pouvoir. Cet aspect apparaît de façon plus évidente encore dans la manière qu'a le manucrit du Kakuichi-bon de traiter du mythe de l'empereur Antoku. Ce dernier point fait l'objet de la seconde partie de l'essai. Comme les différentes versions du Heike nous le disent, l'empereur Antoku, héritier royal issu du clan Taira, était le descendant et la réincarnation du dieu dragon. Celui-ci est identifié simultanément avec la jeune fille nâga de la tradition du Sûtra du Lotus et, dans le chapitre dit des " Épées " (jp. ken), avec le serpent mythologique tué par Susanoo no Mikoto. Alors que le manuscrit du Enkyô-bon traite Antoku comme un empereur souillé à la source d'un désordre cosmologique, et ainsi comme une autre occurence du caractère problématique de l'autorité régalienne médiévale, le manuscrit Kakuichi fait sienne une conception favorable de l'histoire d'Antoku. L'origine de cette conception favorable du jeune empereur, ainsi que le montrent nos analyses, est à chercher dans les liens rituels entre les récitants aveugles gardiens du manuscrit Kakuichi du Heike et les cultes centrés sur la dévotion au serpent. Même si les récitants aveugles furent sans doute pendant un temps sous la tutelle des puissants monastères, à partir du milieu du quatorzième siècle, ils avaient établis leur propre guilde (jp. tôdô). À ce moment, la version du Heike remise sous une forme nouvelle par le maître récitant Kakuichi marqua une nouvelle étape dans l'évolution du Heike vers un mythe régalien. En présentant l'histoire d'Antoku, descendant en ligne directe de la divinité dragon, les récitants aveugles du manuscrit Kakuichi racontaient désormais le mythe de leur propre institution, de leur propre guilde. Tout en conservant leur prérogative de pouvoir pacifier les énergies violentes de la divinité serpent/dragon - droit précédemment revendiqué par les monastères puissants comme l'Enryaku-ji, les membres les plus éminents de la guilde mirent au point une lecture ésotérique du mythe fondée sur la même autorité doctrinale que celle qui conférait aux milieux religieux bouddhiques la capacité à convertir les souillures en Éveil. Une analyse de l'arrière-plan musico-religieux de cet aspect de la récitation du Heike dans lequel l'accent portait sur l'Éveil originel du dragon plutôt que sur la nécessité de l'appaiser ou de le purifier forme la conclusion de cet essai.

page précédente

François LACHAUD,
La belle dame sans merci : les fantômes médiévaux à l'âge moderne

Dreams and Ghosts is the title of a book published in 1897 by Andrew Lang. Andrew Lang's title provides in itself an ideal summary of this article, the first one in a series devoted to the theme of necromancy in pre-modern and modern Japanese letters. This essay is an enquiry into the genealogy of the fantastic tale (gensô bungaku) in the modern era in Japan and an examination of the strong connections it established with traditional religion and the classics. In order to be read meaningfully, modern Japanese tales of the fantastic call for a closer examination of their classical forebears. They also require to be read in the light of various religious discourses born in the modern era, especially Buddhism. Eventually, they need to be confronted to their coeval Western counterparts in order to grasp both the differences in their treatment of the supernatural and the similarities in the motifs they commonly use.

The following pages deal with two illustrious writers Kôda Rohan (1867-1947) and Izumi Kyôka (1873-1939) who were the most famous heralds of resistance to modernity among the literati. Their best fictions belong to the genre (in fact, Kyôka's entire career was devoted to the exploration of this Twilight Zone of Japanese imagination). Rather than giving a general survey of their works belonging to this precise category, the article is an examination of the use they made of the notion of dreams and ghosts, as they inherited it from the medieval corpus of the nô plays. The structure of the mugen nô ( of illusions and dreams) they transposed into their fictional works is also closely connected to the Buddhist notions of redemption, of the after life and of gender.

The introduction deals with the general situation of Buddhism in modern Japanese letters and with the functions of the religious past in Rohan and Kyôka's tales. The first part deals with the origins and the definition of the word mugen nô from Zeami's time to its revival in the Taishô era (1912-1926). The three other parts of the article are devoted to representative fictions of Rohan and Kyôka read in association with Buddhist motifs and the world of the nô plays. Many recurrent images run through texts like Taidokuro (Facing the Skull) (1890), Kôya Hijiri (The Holy Man of Mount Kôya) (1900) and Shunchû (One Day in Spring) (1906). In this article, we have dealt mainly with the oneiric structure of these texts and with the motif of the femme fatale around which the various tales develop. These two themes - one is structural (narrative patterns) and one belongs to the history of representations (ghosts), allow us to read these texts in close connection to the various classical sources meaningfully used by their authors to give birth to their fictional worlds. The form of the dream-play revived in the modern era, equally shows the possibility of transforming the writing of fiction into a necromantic rite of placation. In using Buddhist notions of the afterlife and of desire through the prismatic lens of the nô plays, these texts vindicate the classical notion of literature as a form of sacred conversation between the living and the dead.

page précédente

Susan MATISOFF,
The Log Cabin Emperor: Marginality and the Legend of Oguri Hangan

Cet article est consacré au " sermon récité " (jp. sekkyô-bushi) Oguri hangan. Il commence par un bref examen des différentes versions du texte existant aujourd'hui : les quinze rouleaux illustrés en possession de la maison impériale dont l'origine vient sans doute de l'atelier d'Iwasa Matabei Katsumochi, les textes destinés à la psalmodie et à la récitation avec leurs marqueurs (jp. shôhon), en passant par les différentes versions récitées, aujourd'hui disparues, à la source des diverses versions courantes. Associé à la maison impériale par le don du plus ancien manuscrit existant en 1895, le récit est celui d'une figure marginale et en même temps de pouvoir et de hiérarchie. Les deux personnages principaux sont Oguri et la personne qu'il aime, Terute. Ce personnage, qui a fait l'objet d'une étude séparée, est aussi important étant données les connections qu'il semble avoir avec les pratiques chamaniques et le rôle des femmes dans la vie religieuse et l'interaction entre les vivants et les morts. L'article est, pour l'essentiel, consacré au personnage d'Oguri. En relisant les aventures du héros à la lumière des motifs principaux du récit, cette étude tend à mettre en lumière la figure d'Oguri comme celle d'un être humain divinisé. Le texte doit être relu dans le cadre des récits sur les origines d'une divinité (naissance miraculeuse, hauts faits, mort, résurrection, etc.). Oguri, par le mélange de différents éléments servant à élaborer le personnage principal, par sa popularité jamais démentie jusqu'à aujourd'hui est l'un des textes emblématiques de la littérature médiévale. Le personnage principal lui-même, à travers les caractéristiques de puissance qu'il manifeste - celles-ci sont même à l'origine tant de ses succès que de ses déboires - et par son statut de marginalité au sein de l'édifice social, entre en résonance avec plusieurs des textes du genre. Insoumis, prompt à se mettre en colère, peut-être libertin, Oguri est la manifestation narrative d'une divinité, sa forme apparitionnelle violente dans un contexte de fiction. De ces divinités locales il possède à la fois la puissance et le courroux, l'imprévisibilité et - au final - la majesté. Le mot japonais arahitogami qui le désigne recouvre ces diverses nuances opposées. Le personnage, à travers les nombreux épisodes du récit, les diverses strates de la mise au point de la version couramment récitée, et l'agencement du tissu narratif est élaboré à partir de différents éléments hérités des croyances religieuses locales. Celles-ci se trouvent dans les motifs de la liaison avec une femme-serpent, dans le statut de marginalité sacrée d'Oguri associé à la fois aux musiciens itinérants et aux lépreux qui formaient deux des catégories de marginaux les plus singulières de la société médiévale, dans son combat avec un cheval démoniaque dont la figure unit à la fois celle d'une divinité bouddhique et de croyances autochtones ayant trait aux chevaux. D'autres motifs, comme celui de la visite au Roi des Enfers Emma, celui de la résurrection sous des traits différents d'Oguri, celui de la rencontre du marchand itinérant et celui de l'oniromancie pratiquée par sa bien aimée Terute sont analysés ici afin de mieux saisir les enjeux et la portée de ce texte dans la société médiévale et pré-moderne qui présida à son élaboration. En examinant les divers et complexes problèmes que pose la structure du récit, la lecture qui en est proposée ici tend à restituer dans sa complexité la polyphonie des interprétations que ce type de récit suscite. En même temps, il permet de mieux comprendre la place de ces textes récités ainsi que certaines des raisons de leur popularité dans le Japon de la fin de l'époque Muromachi et du début de l'époque Edo.

page précédente

Irene H. LIN,
The Ideology of Imagination: The Tale of Shuten Dôji as a Kenmon Discourse

Le récit intitulé Shuten dôji (L'Adolescent buveur) - un roi-démon qui se manifeste sous la forme d'un enfant, est un texte narratif relevant de l'idéologie kenmon (" les portes du pouvoir " ; c'est-à-dire l'idéologie des élites dirigeantes et des familles influentes). Il représente un nouveau genre médiéval de discours sur l'autorité royale. En réalité, l'autorité impériale symbolique de l'empereur est le déguisement sous lequel les élites dirigeantes, au sein du système dit kenmon taisei, ont affirmé leur pouvoir et leur légitimité. Shuten dôji fait figure de double signifié de l'Autre démon ou enfant qui défie l'ordre de l'état, représenté par la figure de l'empereur, et qui doit être mis à bas afin de maintenir et de renouveler ce pouvoir. C'est l'alliance des guerriers, œuvrant de conserve avec les kami ou les ujigami (divinités ancestrales et tutélaires) et du maître du yin et du yang (jp. onmyôji) qui sauve le pays de la menace posée par le démon-enfant. Ici la démonologie est utilisée pour soutenir l'idéologie élitaire kenmon. Le récit de la défaite et de la décapitation de Shuten dôji peut être lu de diverses façons comme une série de narrations visant à ré-instaurer et à re-légitimer le pouvoir royal. Par exemple, l'histoire peut se lire comme un discours sur la défaite infligée aux démons (jp. oni taiji) ou comme un récit d'obtention du tama - le terme pouvant être interprété avec le sens d'esprit, de joyau, voire du joyau exauçant les désirs (nyoi hôju) de la tradition bouddhique pour la légitimation et la confération du pouvoir. Il peut également se lire comme un récit shintô de purification rituelle (jp. harai), comme une description de la transformation d'un esprit courroucé en un esprit auguste et protecteur, enfin comme une épopée décrivant l'obtention d'une " relique négative " et l'endiguement de ses pouvoirs.

page précédente

Thomas HARE,
The Emperor's Noh Clothes: Medieval Japanese Kingship and the Role of the Child in Noh Drama

Cet article est consacré à l'étude d'une pièce de intitulée Kuzu. Celle-ci, qui n'est pas considérée comme l'une des plus célèbres du répertoire, présente plusieurs caractéristiques singulières la rendant digne d'examen. Son sujet est le sauvetage, opéré par un couple de vieillards, de l'empereur Tenmu (appelé Kiyomibara dans la pièce) des griffes du parti du prince ÷tomo, le méchant de la pièce. Le sauvetage est en fait l'œuvre de la divinité des ascètes montagnards, Zaô gongen, et d'une divinité féminine l'accompagnant. La lecture de la pièce proposée dans l'article se veut à la fois une analyse textuelle et scénique précise de la mise en scène du discours sur l'autorité au cœur de l'intrigue. Une analyse détaillée des costumes employés pour les différents protagonistes permet de voir comment l'aspect visuel se conjugue à l'aspect textuel et prend même le dessus sur ce dernier (le texte est assez faible) pour parvenir à la mise en scène subtile d'une forme particulière de l'autorité régalienne et à son incarnation sous la forme d'un enfant. Le rôle du jeune empereur appelle une réflexion plus générale sur la place et le jeu, scénique et symbolique, de l'enfant (jp. kokata) dans les pièces de nô. Les différences de conception qui apparaissent entre Zeami et son fils, Kanze Motomasa, à propos du rôle de l'enfant, notamment dans une pièce comme Sumidagawa, rendent possible une lecture de Kuzu intégrant la dimension politique de la figuration de l'empereur sous les traits d'un enfant. Les enjeux politiques de la pièce, dont on ignore les conditions de rédaction, font l'objet de la dernière partie. La représentation en marginal qu'elle propose de l'empereur, à la fois dans l'espace géographique de la scène et celui, temporel, de l'enfance, semble indiquer un statut particulier de la présence impériale dans le contexte historique de l'époque.

page précédente

Fabio RAMBELLI,
The Emperor's New Robes: Processes of Resignification in Shingon Imperial Rituals

Cet article porte sur les modes complexes de traitement de la figure et du rôle de l'empereur, ainsi que celui de l'État par les institutions bouddhiques japonaises. A travers une analyse faisant à la fois appel aux données philologiques et à une lecture sémiologique de deux rituels d'importance majeure de l'école ésotérique Shingon, le Goshichinichi no mishuhô et le Taigen no hô, l'article montre les systèmes conceptuels et les édifices idéologiques changeants déployés par les institutions de l'école Shingon afin de définir et, jusqu'à un certain point, de contrôler le symbolisme lié au corps de l'empereur en tant qu'incarnation privilégiée de l'État.

page précédente

Steven TRENSON,
Une analyse critique de l'histoire du Shôugyôhô et du Kujakukyôhô : rites ésotériques de la pluie dans le Japon de l'époque de Heian

This article deals with the history of two esoteric Buddhist rituals for causing rain in Japan during the Heian Period (794-1192): the Shôugyôhô and the Kujakukyôhô. One generally states that the former has been established by the founder of Shingon, Kûkai (774-835), in 824, and the latter by the founder of the Daigoji temple, Shôbô (832-909), in 908. The first execution of both rituals was held at the Sacred Spring Park Shinsen.en, located southeast of the Imperial Palace of the capital. Scholars agree on the fact that, from the 10th century, both rituals were performed regularly to pray for rain in times of drought, the Shôugyôhô always at the Shinsen.en, the Kujakukyôhô sometimes at other places too (the Tôji temple, the palace). However, unlike the Shôugyôhô, which aimed exclusively at making rain, the Kujakukyôhô had many other merits: dispelling calamities, averting aggression, bringing good fortune, etc. The plurality of its merits, together with a growing faith in the power of the 'Great Queen of Peacocks' (Mahâmayûrî/Kujakumyôô) among the court by the end of the 11th century, are considered to be the main reasons why the Kujakukyôhô gradually surpassed the prestige of the Shôugyôhô which eventually disappeared after 1117.

The above outline roughly depicts the opinion shared by many scholars today. However, though we do not of course deny the role the Kujakukyôhô played as a ritual for praying rain as such, we strongly doubt that, before the end of the 11th century, the court did consider the Kujakukyôhô as an official ritual for bringing rain. We showed that this ritual was never performed at the Shinsen.en, and that before 1082 it was just used in a few cases as a ritual which was merely secondary to the Shôugyôhô, after it had already begun to rain. We also pointed out that it is only after the Kujakukyô-midokyô ceremony (by which one recites the Kujakukyô sûtra at the Shinsen'en) was established (1065), that the Kujakukyôhô (the esoteric ritual based on the same sûtra) became an official ritual for causing rain (from 1082). In other terms, our study defines the shift from the Shôugyôhô (praying rain to a Dragon King) to the Kujakukyôhô (praying rain to the Queen of Peacocks) not as a gradual process starting from the 10th century, but as a rather quick change which took place between the end of the 11th and the beginning of the 12th century.

This article is the result of two kinds of research. The first one focused on the legend saying that Kûkai prayed for rain, using the Shôugyôhô in 824. Although many scholars have acknowledged it as a legend, their explanations on its origins lack persistence. We showed that the legend was used so as to protect the position of the Shôugyôhô in the Shinsen'en, from its first performance in 875 to its second in 891. Therefore we thought it highly unlikely that the court would have ordered a ritual other than the Shôugyôhô to be performed at the Shinsen'en after 891. The second one consists in a careful analysis of sources dealing with our rituals. We often found some similar stories about a ritual in these sources, with some differences in the dates and in the nature of the ritual though. By using the oldest (and most reliable) source as a reference, we could understand that most of the executions of the Kujakukyôhô mentionned before 1082 are merely wrong and arbitrary interpretations of older sources. Further study also revealed that in other cases (notably the ones related to the monk Kangû [884-972]), the execution of the Kujakukyôhô was actually not meant to bring rain.

The key problem in our analysis of the sources was the Kiuhô shiki, written by the monk Kanjin (1084-1153) in 1117. Far from recording objectively events related to rain prayers, Kanjin seemed to have struggled to prove the superiority of the Kujakukyô sûtra over the Shôugyô sûtra which had lost the favour of both the court and the monks. He tried to show that monks such as Shôbô and Kangû had performed the Kujakukyôhô after they had failed to make rain using the Shôugyôhô. In the following centuries, other monks positively adopted Kanjin's point of view, which explains why the history of these two rituals has been misunderstood until now.

page précédente